Le Fonds d'archives de l'Amicale des ex-prisonniers politiques d'Auschwitz-Birkenau, camps et prisons de Silésie
Jocelyn
GREGOIRE, Le Fonds d'archives de
l'Amicale des ex-Prisonniers Politiques d'Auschwitz-Birkenau, camps et prisons
de Silésie dans Histoire et
mémoire des crimes et génocides nazis, Actes 8 du Colloque international,
Bruxelles, 23-27 novembre 1992, (Commission Histoire et mémoire), Bruxelles,
janvier-mars 1997, pp. 49-53 (Intervention du 25 novembre 1992 – 14h30).
Cette
communication est en fait l'essence du rapport précédent. Ce
texte représente l’état de ma recherche au moment de la publication. Il
est fort possible que l’évolution de l’historiographie en rende certaine
partie obsolète.
Attention, le contenu de ces textes représente la situation au moment de la redaction.
Je
suis professeur d'Histoire et j'ai réalisé ce travail pour la Fondation
Auschwitz, organisatrice de ce colloque. Le but de ce travail était
d'organiser l'archivage informatisé du fond de documents de l'Amicale de
Silésie.
La
première étape consistait à trier, classer, mettre en ordre, sérier et
retrouver des liens dans une masse de documents conservés en vrac dans des
caisses de carton au hasard de la vie de l'Association. Ensuite, ces
catégories ont dû être agencées pour tirer quelques conclusions
provisoires que je vais vous exposer aujourd'hui.
Je
vais commencer par vous parler des lignes de forces résultant de la première
analyse des documents du fond d'archives excluant d'autres sources qui devront
être exploitées postérieurement (interviews, ...)
On
trouve une première fois mention de l'Amicale de Silésie (Amicale des
ex-Prisonniers politiques - Camps et Prisons de Silésie) dans un article du Soir
en 1946. Cette Amicale a une vie assez particulière faite d'une succession
d'activités et de léthargie. En gros, elle a connu deux périodes
d'activités très différentes. D'abord, la période qui va de 1946 à 1968,
ensuite la période de 1976 à nos jours. De plus, on constate une dualité
permanente tout au long de l'histoire de l'Amicale qui correspondra aux deux
périodes principales d'activités : Amicale d'anciens déportés politiques
ou d'anciens déportés raciaux, Amicale se préoccupant de commémoration ou
amicale se préoccupant de mémoire,...
Pendant
la première période (1946-1968), l'Amicale a des activités essentiellement
commémoratives qui l'apparentent à une association d'anciens combattants
traditionnelle : anniversaires de fin de conflits, remise de fleurs, ravivage
de la Flamme du Soldat inconnu.… En même temps, l'Amicale à d'autres
activités nettement plus politiques. Elle a été en effet fondée
essentiellement par des déportés qui se présentent eux-mêmes comme
déportés politiques de gauche. Alors, dans les années 50-60, elle
participera à une série de mouvements issus de la guerre froide (marches de
la paix, mouvement du 8 mai, réception de pèlerins de la Paix,...). En fait,
elle professe une idéologie générale anti-atlantiste. Chaque fois qu'il y
aura une manifestation en faveur de la paix, elle affirme que le fauteur de
guerre n'est pas l'Union soviétique, mais bien les Etats-Unis. De plus elle
manifestera sa peur de la renaissance du militarisme allemand en participant
à des manifestations contre l'installation de bases militaires allemandes en
Belgique (Baronville).
Par
contre, dans les années 68-76, l'Amicale traditionnelle et commémorative
commence à disparaître. On le perçoit très bien après l'analyse
statistique des documents en notre possession. L'Amicale "tourne à
vide" entre 1968 et 1976. Il n'y a presque plus de documents. En effet,
les gens qui étaient à l'origine de l'Amicale, la Présidente Mariette
Altorfer en tête, commencent à se fatiguer et à vieillir. On lit beaucoup
de documents où les dirigeants vont affirmer leur découragement.
A
partir du tout début de l'année 76, l'Amicale se renouvelle. De nouveaux
dirigeants apparaissent qui étaient jusque là un peu dans l'ombre (Paul
Halter le nouveau président, fut très longtemps trésorier). Ce sang nouveau
donne un coup de fouet à l'Amicale. Cette deuxième génération un peu plus
jeune qui arrive aux postes de commande, veut relancer les actions non plus
simplement commémoratives, mais plutôt axées vers la transmission et la
conservation de la mémoire du phénomène concentrationnaire. Un outil de
reprise en main permet de relancer l'Amicale : la création d'un nouveau
comité et d'un "super comité exécutif" restreint de cinq membres.
Ce comité de crise va lancer toute une série d'actions tournant autour du
problème de la mémoire.
Un
événement extrêmement symbolique témoigne de ce passage d'une Amicale
commémorative à une Amicale de la mémoire : l'organisation du premier
voyage des jeunes. En 1978, l'Amicale emmène sur le site d'Auschwitz
Birkenau, une petite centaine de jeunes (en fait, quand on étudie les
archives, on ne peut déterminer avec certitude le nombre des participants)
accompagnés d'anciens déportés qui vont raconter sur les lieux de leur
déportation ce qu'ils ont vécu. Ce voyage est capital pour le nouveau
comité exécutif qui dès sa première réunion en 1976 mentionne le projet.
Il faudra un an et demi de préparation pour récolter l'argent du voyage,
mais aussi pour bénéficier de soutiens moraux et matériels (avion, ...).
Cette campagne de soutien est un modèle du genre et pendant toute cette
période, l'ensemble des activités de l'Amicale, quelles qu'elles soient, ne
tendent que vers un seul but : récolter de l'argent pour le voyage.
Le
bilan du voyage des jeunes est en demi-teinte. Si les relations personnelles
entre étudiants (de 15 à 18 ans - 5ème et 6ème secondaires) et déportés
sont cordiales, les étudiants étant passionnés par les témoignages,
l'efficacité réelle semble très faible. Amener 100 étudiants sur les lieux
de la déportation est donc finalement un échec : si l'étudiant vit sur
place une expérience originale où il peut éventuellement pleinement
percevoir ce qui s'est passé à Auschwitz Birkenau, il lui manque les pré
requis nécessaires pour en tirer les conclusions générales. De plus, la vie
étant ce qu'elle est, après un an, l'étudiant a presque oublié le voyage
et ne sait transmettre son expérience.
Ces
travers sont bien visibles quand on analyse les motivations à l'origine des
demandes de participation au voyage. Sur une centaine de lettres retrouvées,
trois seulement étaient réellement circonstanciées (petits-enfants de
déportés, étudiants politisés) ; Par contre, la majorité des lettres
témoignent de préoccupations plus touristiques (étudiants voulant faire
"à l'œil" un voyage de rhétos).
Alors,
entre 78 et 80, au nom de l'efficacité et de la rentabilité, l'Amicale va
inventer un autre système qui sera lui efficace : le voyage des enseignants.
Efficace, car un enseignant dispose théoriquement des connaissances
nécessaires pour exploiter son voyage, et peut par sa situation transmettre
le "message" à un grand nombre d'étudiants.
L'une
des conséquences les plus originales des voyages, est qu'ils ont permis à
l'Amicale d'acquérir une certaine légitimité. En effet, il ne faut jamais
oublier qu'elle n'a compté au maximum que 170 adhérents dont seule une
trentaine sont réellement actifs. Ce qui représente très très peu dans le
monde des associations, même dans des associations de prisonniers et
déportés. Dès le deuxième voyage (1982), l'Amicale s'est servie de
l'expérience des voyages de 1978 et 1980 pour justifier la demande de
subsides, d'aide matérielle au nom d'une légitimité qu'elle avait créée
de toute pièce. En fait, le voyage des jeunes de 78 est à la fois
l'aboutissement d'une volonté de changement et un outil de légitimité par
rapport au monde de la déportation, au monde des historiens et au monde de la
mémoire.
Une
autre trace de ce passage est la création de la Fondation Auschwitz qui est
en fait l'association fille de l'Amicale de Silésie. A l'origine, cette
fondation ne devait servir que d'écrin à une bibliothèque (1976-1977). Le
livre étant ici, mémoire écrite de la déportation. Mais, au fil du temps,
les donations tardant, le projet de Fondation se transforme et devient un
instrument organisant d'abord des voyages et ensuite tentant d'influencer
l'historiographie de la déportation.
Notons
que cette démarche est assez semblable au changement général dans la
mémoire collective de la déportation. Quand on parle de camps dans
l'immédiat après-guerre, c'est Dachau ou Breendonk qui viennent en premier
lieu à l'esprit. Par contre, quand on parle de camps aujourd'hui, c'est
Auschwitz qui est le plus cité. Ce transfert est remarquable et devrait être
étudié avec plus d'attention. Le changement d'appellation de l'Amicale au
fil du temps en est le témoin. Le traitement informatique permet de la saisir
: de camps et prisons de Silésie sans parfois même l'appellation
d'Auschwitz, on passe à Auschwitz Camps et prisons de Silésie, puis
simplement Auschwitz.
Autre
question intéressante et très liée à ce qui vient d'être dit et qui
apparaît à la lecture des documents : comment les déportés membres de
l'Amicale se présentent-ils ? Est-ce qu'ils se présentent comme déportés
politiques ou comme déportés raciaux ? La réponse dépend encore de la
période envisagée. A l'origine, c'est l'affirmation de la déportation
purement politique qui est dominante, mais au fil du temps, surtout avec
l'apparition de "nouvelles têtes", la déportation raciale est mise
en avant En fait, comme on l'a déjà dit, au fur et à mesure qu'Auschwitz
deviendra (pour des causes extérieures à l'Amicale) symbolisation de la
déportation dans la mémoire collective, les membres se présenteront de plus
en plus comme déportés raciaux.
Pourquoi
ces dualités permanentes, pourquoi ces changements dans l'attitude, la
philosophie et l'organisation de l'Amicale ? On retrouve certainement
l'origine de cette évolution dans la lutte contre le révisionnisme (on
retrouvera le terme "négation de l'existence des camps" en
décembre 1976) et dans la crainte d'une renaissance d'un fascisme organisé.
En effet, si dans les années 50-60, l'Amicale participe à une série de
manifestations contre la libération des anciens collaborateurs, c'est surtout
à partir de quelques actes très particuliers (badigeonnages de façades,
vente de reliques au Vieux Marché) qu'elle va lancer ses réformes.
Plus
fondamental est l'âge des membres de cette Amicale. Quand on est revenu de la
déportation depuis 10 à 15 ans et que l'on se présente devant un monument
pour une cérémonie commémorative, tous, participants et spectateurs, savent
ce que veut dire ce symbole. Mais, à partir des années 60-70, les
générations plus jeunes vont considérer ces expressions de la souffrance
comme un peu dépassées et la simple commémoration n'a plus la valeur
symbolique qu'elle devrait avoir. Les membres de l'Amicale disparaissant ou
vieillissant ont certainement voulu laisser une trace de ce qu'ils ont vécu
et ont pour cela créer à destination des jeunes des voyages, des centres de
recherche, des bibliothèques,... Cette démarche judicieuse tend peut-être
également et plus subtilement à imposer une forme d'analyse
historiographique particulière.