Quand la télévision partait pour la Grande guerre
J.
GREGOIRE, Quand la télévision partait pour la Grande guerre (Colloque
international Liège août 1914 nonante
ans plus tard de Liège, 6 et 7 mai 2004)
Première série historique au long cours de l’age d’or d’une télévision mature, 1914-1918. Le
Journal de la Grande guerre est
aussi mythique pour la Belgique qu’était La Caméra explore le temps
pour la France. Elle est l’école d’une génération de journaliste
aujourd’hui disparue des écrans, elle montre qu’il est possible de
produire une très grande diversité de programmes dans une série
« franchisée » et est à la source de « l’école
belge du documentaire historique télévisé» (montage compilant images
animées, photos, interviews de spécialistes ou de témoins souvent in
situ ; sujets belges et contemporains ; outrance dans l’usage de l’anniversaire
prétexte ; création du triptyque journaliste – réalisateur –
historien référent ; indépendance très marquée des équipes ;
improvisation systématique mais souvent géniale). Lancé
par Georges Van Hout, transcendé par Henri Mordant et Alexandre Keresztessy,
le programme sans équivalent à l’exception des 26 épisodes de La
Grande guerre de la BBC, va réunir plus ou moins régulièrement autour
du noyau de départ à peu près tout ce que la télévision compte de
réalisateurs et de journalistes, de plus en plus assistés à partir de 1966
par des historiens issus essentiellement de l’Ecole royale militaire et de l’ULB.
Largement
improvisée, la série va fortement évoluer dans son rythme, ses sources, ses
moyens et ses méthodes en s’adaptant à la chronologie du conflit.
Hebdomadaire en 1964, elle rend compte fort logiquement des nombreux faits des
premiers mois du conflit, mais le manque d’événements d’une guerre
figée en Europe doublé par le surmenage de la seule équipe de réalisation,
l’oblige à prendre un rythme bimensuel en janvier 1965. La première
année, les archives trouvées dans les collections des grands centres d’histoire
militaire sont complétées par le saucissonnage de La Grande guerre achetée
à la BBC. Dès 1965, raréfaction des images et manque d’argent obligent
l’équipe à recourir systématiquement à l’interviews de témoins, la
reconstitution in situ et la mises en situation. En1966-1967, l’ampleur du
travail est reconnue par une augmentation des moyens qui permet la prospection
systématique des musées et archives étrangères notamment en Europe
orientale, l’analyse systématique de la littérature historique et la
réalisation de nouveaux interviews pour se « prémunir de la mort du
témoin ». Le
projet bénéficie de circonstances favorables à son développement. La
télévision belge de ces années est ouverte aux nouveautés parfois les plus
folles. Les dates symboliques simplifient la lecture des évènements. On
perçoit l’urgence de préserver le souvenir du conflit car l’âge de plus
en plus avancé des survivants ne permettra plus longtemps de le célébrer
autrement que comme un épisode d’une histoire définitivement passée sans
témoin vivant. Simplicité politique du conflit qui le rend attrayant pour la
télévision. Existence d’archives filmée de plus en plus nombreuses. Plus
grande facilité de parler d’une guerre plus consensuelle que la suivante
car ne comportant que peu d’épisodes potentiellement polémiques, à l’exception
des « fusillés pour l’exemple » pour la France et du
« frontisme / Conseil des Flandres » pour la Belgique. Le temps
qui passe exclu l’influence politique des derniers poilus tout en atténuant
les mauvais souvenirs. Mère spirituelle de Jours de guerre, Son souvenir est
tellement prégnant qu’il va même parfois jusqu’à gommer toutes
productions antérieures en devenant le symbole du début de l’histoire à
la RTB et son aspect marathonien minimise fortement, même chez des
journalistes fort impliqués dans la production historique contemporaine, l’extrême
richesse historique et la grande production postérieure de la RTB, qui ne
trouve pas sa place dans les séries ambitieuses comme le sera Jours de
Guerre.
Attention, le contenu de ces textes représente
la situation au moment de la redaction.
Table des matières
Introduction | >> | |
Le contexte favorable | >> | |
Les origines de la série 14-18.Le Journal de la Grande guerre | >> | |
Sources, archives et méthode Mordant : la mise en situation | >> | |
L’accueil et l’audience | >> | |
La presse et le public : entre polémique et histoire fédératrice | >> | |
Sensibilité historique du critique de télévision, sensibilité politique du journal | >> | |
Polémiques : La flamandisation de l’université de Gand, activisme et frontisme : l’actualité entre par la fenêtre (1966-1968) | >> | |
Polémiques : Le Roi Albert : sensibilité exacerbée (1965) | >> | |
Polémiques : Les Pâques sanglantes : l’actualité frappe à la porte (1966) | >> | |
Polémiques : La Révolution d’octobre : la forme plutôt que la politique (1967) | >> | |
Polémiques : Cloche merle dans une ville martyre : le sommet de l’insignifiance (1967) | >> | |
L’histoire fédératrice : La résistance à l’occupant, l’aviation, la vie du soldat (1965) | >> | |
L’histoire fédératrice : Un pays autour d’un deuil : la Reine Elisabeth (1965) | >> | |
Jeunesse, source de toutes les attentions | >> | |
France – Belgique : deux choix de programmation : | >> | |
L’influence de l’historiographie française en Belgique | >> | |
Verdun RTB – Verdun ORTF | >> | |
Histoire télévisée française, histoire télévisée belge | >> | |
La postérité du Journal de la Grande guerre | >> | |
Le souvenir du Journal de la Grande guerre | >> | |
La prise de conscience d’une particularité historiographique | >> | |
Conclusions | >> | |
Le regard de la télévision | >> | |
L’histoire à la RTB | >> | |
Historiographie générale | >> | |
La forme et les gens | >> |
En 1964, à l’occasion du cinquantième anniversaire du début de la première guerre, la RTB se lance dans une aventure inédite : la production et la diffusion bimensuelle d’un panorama élaboré du conflit, compilant archives, mise en scène et interviews.
Symbole
du meilleur de la télévision belge des années 60, le
Journal de la Grande guerre est aussi
mythique pour la Belgique qu’est La Caméra explore le temps pour la
France. C’est d’abord la première série historique élaborée au
long cours (126 épisodes et un débat final – 118 épisodes selon Mordant),
produit et expression d’une télévision enfin mature. Elle montre qu’il est possible de produire, avec peu de moyens, une
très grande diversité de programmes dans une série
« franchisée ».
C’est
enfin un souvenir glorieux et un modèle de référence qui rend possible la
réalisation d’autres projets aussi ambitieux (comme 1830,
Chronique imaginaire d’une révolution en 1980 et surtout Jours
de guerre en 1989-1995).
Par
contre, son
souvenir est tellement prégnant qu’il va occulter toutes productions
antérieures en devenant le symbole du début de l’histoire à la RTB, ce
qui est faux. Son aspect marathonien, minimise également l’extrême
richesse des programmes ultérieurs qui ne trouvent pas leur place dans des
séries ambitieuses, comme Jours de guerre, sa fille spirituelle.
En
plus de ses nombreuses qualités, le Journal
de la grande guerre bénéficie de circonstances favorables à son
développement qui expliquent sans doute que l’expérience a pu se
poursuivre au delà d’une quinzaine d’épisodes.
La
télévision belge de ces années est ouverte aux nouveautés parfois les plus
folles. Elle mène une politique de programmation volontariste. Elle propose
de front, émissions isolées et séries. Si les premières sont habituelles
et faciles à réaliser, les secondes témoignent d’une télévision mature
qui recherche une certaine reconnaissance par des programmes de prestige. Elle
s’accorde pour cela les moyens de la régularité et dispose du personnel
doué nécessaire. Notons que cela ne l’empêche pas d’acheter également
des programmes à l’étranger, traditionnellement à la RTF, mais aussi
souvent aux télévisions britannique et américaine.
Le
Journal de la grande guerre veut, à cinquante ans de distance,
raconter le conflit, sous la forme d’un magazine d’actualité de type Neuf
millions en s’en tenant aussi rigoureusement que possible au respect de
la chronologie.
La
presse qui met pourtant en doute la capacité de la RTB à arriver au bout de
l’aventure, souligne dès le début son caractère singulier. En effet, le
seul programme approchant en 1964 est La
Grande guerre, une série en 26 épisodes de la BBC. Par contre, les
programmes isolés sont plus nombreux comme 14-18.
Nuit sur l’Europe de Jean Aurel et Jacques Laurent à destination du
cinéma rapidement repris par la télévision, Nouvelles
du front occidental (4/8/64) de la RTF et Cinquante
ans après (4/8/64) de la RTB. La télévision belge reprend également en
direct les commémorations d’octobre 1964 : une Messe
à l’occasion du 50ème anniversaire des événements de 1914
depuis la Cathédrale Saint-Michel de Bruxelles et la Manifestation
nationale en hommage au Roi Albert et aux anciens combattants.
Les
magazines de télévision attribuent l’émission à Georges Van Hout et à
Henri Mordant, ce qui n’est pas faux mais très incomplet.
Au
printemps 1964, le premier propose au service Enquête
et reportage, le concept et les premiers scénarios. Son idée est
originale. Il s’agit d’entreprendre un vaste travail historique sur la
guerre, de dépasser le stade habituel de l’information préalable à une
émission et de rassembler une documentation la plus exhaustive possible.
Le
principe est accepté par la Direction
générale car la RTB n’avait pas prévu d’émissions aussi
ambitieuses sur la première guerre. Il se peut d’ailleurs fort bien que,
sans son initiative, la chaîne ait diffusé comme tout le monde le programme
de la BBC.
Elle
en confie l’exécution à Henri Mordant bombardé pour l’occasion
producteur – présentateur. Le choix est loin d’être innocent car il est
à ce moment l’étoile montante de la chaîne. Se met alors en place une
structure élaborée de production : Georges Van Hout rédige un canevas,
deux documentalistes dont Jacques Bredael recherchent les informations et
alimentent Georges Van Hout en idées, Alexandre Keresztessy réalise l’émission
qui est présentée par Henri Mordant.
Bien
que par modestie, oubli ou fierté, les protagonistes sont discrets sur le
sujet, on ne peut passer sous silence l’importance de Jacques Bredael et son
arrivée étonnante dans l’aventure. Professeur de morale et de français à
l’Athénée Adolphe Max de Bruxelles. Il a comme préfet Georges Van Hout
qui l’engage, plus ou moins volontairement, pour la recherche de la
documentation et pour la rédaction d’une bonne partie des scénarios.
Il va continuer après le départ de son mentor, prendre une place de plus en
plus importante dans 14-18 et faire à la RTB la carrière qu’on connaît.
A
partir de 1965 vont s’agglomérer, autour du noyau Mordant – Keresztessy
– Bredael parfois usé, des hommes nouveaux comme Robert Dethier, René
Thierry, David Lachterman, Paul Collaer, Willy Estersohn, Raoul Goulard,
Jean-Marie Delmée, Pierre Manuel, Michel Franssen, Alain Nayaert, David
Lachterman, Michel Stameschkine, Daniel Vos, Jacques Cogniaux, André Podolski
et Willy Estersohn.
Faisant
parfois leurs premières armes dans la série ou venus de Neuf
millions, leur passage est souvent l’occasion de se révéler au public.
Dès les premiers mois on trouve dans la presse à leur sujet des commentaires
enthousiastes. Ces futures vedettes qui seront la RTB des années 70-80,
gardent eux aussi un bon souvenir de la série au point qu’on trouve parfois
dans leur curriculum « à
fait une belle guerre de 14-18 ».
Ponctuellement
au début puis systématiquement à partir de 1966, se constitue un noyau de
conseillers composé d’historiens spécialistes de l’histoire
contemporaine venant essentiellement de l’ULB comme Jean Stengers, Georges
Goriely, Jacques Willequet et le jeune José Gotovitch (programmes sur l’activisme
et le mouvement flamand) ou de l’Ecole Royale Militaire comme Henri Bernard
et Jean-Léon Charles.
Hebdomadaire
en 1964, 14-18 suit fort logiquement
les nombreux faits des premiers mois de la guerre. Mais le manque d’événements
d’une guerre figée en Europe et le surmenage de la seule équipe de
réalisation, oblige à l’adoption d’un rythme bimensuel à partir de
janvier 1965. Cette formule dure jusqu’à la fin de la série à l’exception
d’une demi-douzaine de programmes hebdomadaires correspondants aux
offensives d’août à novembre 1918.
Au
moment où la série change de visage, Georges Van Hout se retire. Il est
remplacé par un nombre variable d’équipes « journaliste (rédacteur
du scénario), documentaliste, réalisateur (chargé de l’émission) ».
Loin d’être insignifiant, ce départ est l'aboutissement d’un conflit
entre scénariste-documentaliste et journaliste-présentateur, soit plus
personnellement entre Georges Van Hout et Henri Mordant. Le journaliste se
sent trop à l’étroit dans des scénarios trop précis, trop explicites,
trop construits déjà sur le plan dramaturgique qui le relègue au rang
de comédien potiche.
Le
nouveau rythme, présente pour les auteurs quelques avantages qu’ils vont
exploiter à fond : aucune formule fixe, construction de chaque numéro
indépendante des autres, émission magazine pouvant succéder à une
émission exclusivement thématique, étude d’événements moins nombreux
mais se déroulant sur une longue période, traitement plus à fond les
sujets intemporels, possibilité de créer des programmes rétrospectifs ou d’émissions
thématiques sur la vie quotidienne. Même si l’équipe revendique encore
« l’obligation
de traiter les grands sujets, les événements quand la chronologie l’impose »,
seul un Journal parlé sur la
situation militaire, compense de temps en temps une approche essentiellement
thématique.
On
peut se demander si les auteurs, le nez sur le travail, étaient conscients de
la métamorphose qu’ils apportaient de la dramaturgie de l’émission. Au
contraire de ce qu’on a pu croire jusqu’ici, ce changement n’a pas été
improvisé. Dès juillet 1964 dans une longue interview au Moustique,
Henri Mordant explique très clairement, avant que la moindre image ne soit
diffusée, la nécessité certaine d’abandonner à un moment la chronologie
pour l’étude thématique du conflit : « Une
émission qui dure quatre ans. Est-ce qu’on va pouvoir tenir ? Est-ce
qu’on ne va pas être emmerdant. Ce qu’on veut raconter au cours de ces
émissions, ce n’est pas seulement la guerre mais aussi la vie en Europe, en
Turquie, en Amérique pendant ces quatre années. Et si une semaine il ne se
passait rien sur le front, eh bien il y avait quand même la saison à
Deauville, un scandale <…> Au début évidemment, c’est fou ce qui
se passe <…> c’est une époque où les évènements sont
innombrables et se bousculent. Et nous avons la plus grande peine à les
sérier, à les raconter. Mais dès que le front va se stabiliser, nous
pourrons revenir en arrière »
L’hypothèse
d’Henri Mordant se révèle exacte. Ce sont les émissions thématiques qui
vont le plus marquer les spectateurs et qui donneront au programme son
prestige en le différenciant des traditionnels montages. Grâce à la durée,
ils ont pu trouver une sorte de continuité historique et traiter à fond
des sujets non évènementiels.
Pratiquement
dès l’acceptation du projet, Jacques Bredael recherche dans la presse
écrite de 1913-1914 des éléments qui sont immédiatement scénarisés. De l’aveu
même des auteurs de la série, c’est le manque de temps qui les poussent à
utiliser au départ « tout
ce qui leur tombe sous la main » :
livres, revues et journaux sortis en librairie, photographies, archives
filmées et films de fiction.
Les
archives photographiques (très nombreuses) et filmées (plus rares) sont
compilées à partir des collections du Musée royal de l’armée, du Service
Cinématographique de l'Armée française (SCA) et de l’Imperial War Museum.
Ces documents sont complétés pour les premiers mois de la guerre par l’achat
des droits de diffusion de La Grande
guerre de la BBC, qui ne sera pas diffusée telle quelle mais allégrement
saucissonnée.
Dès
1965, raréfaction des évènements aidant, l’équipe se trouve en panne d’archives.
La carence d’images doit être palliée par des techniques de narration
originale : interviews de témoins et acteurs des évènements ;
usage des maquettes, dessins, cartes, objets et trucages ;
reconstitutions fauchées et des mises en situation de journalistes dont la
plus célèbre est celle de la Crète
des Eparges
[5]
par Henri Mordant, certainement inspiré par une émission
américaine de 1964 sur la Bataille des Ardennes.
En
1966, le Journal de la grande guerre
devient une véritable institution. Pourtant, les carences de ses moyens sont
criantes : impossibilité d’accéder aux archives filmées et
photographiques éloignées, coût élevé des copies et des droits de
diffusion surtout pour les collections privées, manque de temps pour
prospecter la littérature spécialisée ou pour utiliser à fond les ouvrages
qu’ils possèdent, manque de temps pour appliquer les méthodes rigoureuses
de la critique historique, manque de contact auprès des anciens combattants
étrangers, impossibilité de les interviewer, disparition rapide des
témoins.
Fin
1966, l’importance du travail est enfin reconnue par la Direction
de la chaîne qui augmente les moyens attribués à l’émission. Ils lui
permettent la prospection systématique des musées et archives étrangères,
prospection systématique des musées et archives étrangères notamment en
Europe orientale (Tchécoslovaquie, Pologne, Roumanie, Hongrie, Bulgarie,
RDA), l’analyse systématique de la littérature historique, établissement
d’interviews audio plus rapides et moins coûteuses qui permettent de
déterminer si le tournage est nécessaire, la réalisation de nouveaux
interviews pour se « prémunir
de la mort du témoin ».
Ce dernier point est sans doute l’une des plus grande réussite du Journal de la grande guerre. Il a sauvegardé approximativement 250 témoignages sur l’histoire de la Première guerre, particulièrement en Belgique. Selon Alain Nayaert trente ans après, ils sont utiles « en raison de leur charge émotionnelle ou de la contribution qu’ils apportent à l’étude historique de la Grande guerre ». S’y côtoient des inconnus, ou qui le sont devenus par manque d’information, des futures personnalités et l’un ou l’autre rare dignitaire du temps survivant encore lors de la réalisation du programme (Camille Huysmans, Maurice Genevoix, Damia, Françoise Rosay, Lieutenant Brandis, Pierre Mac Orlan, Philippe Soupault, Marcel Thiry, l’Archiduc Otto de Habsbourg ou Alexandre Kerenski, chef du gouvernement provisoire russe).
On
assiste aussi ici à la création d’un véritable pool historique efficace
et organisé tel que celui de la BBC. Malheureusement, comme ce sera le cas
pour celui créé plus tard autour de Jours
de guerre, il ne sera pas exploité après la clôture de la série à la
hauteur de ses capacités. Jusqu’en 1989, il n’y a plus d’équipe
histoire réellement structurée à la RTB, même si des individualités
brillantes reprennent la tâche
On
peut rapidement survoler l’évolution de l’accueil et de l’audience du Journal
de la grande guerre
1964
Au
départ en tout cas, le spectateur est au rendez-vous. C’est l’un des
succès de l’année à la RTB. Son retentissement est considérable. Son
audience a souvent dépassé celle du journal télévisé
[6]
.
L’accueil
aux programmes est évolutif. Enthousiaste au début en raison du one man show
d’Henri Mordant et des « faits
ignorés ou perdus dans l’oubli »
expliqués par l’équipe, la lassitude s’installe peu à peu. Le rythme
bimensuel, évidemment moins lassant, sauve le projet qui devient nettement
plus thématique.
Face
à cette émission, les programmes sur la deuxième guerre mondiale qui, à l’exception
des rappels de la Bataille des Ardennes
lui sont antérieurs, font presque pâle figure même si la RTB ne manque ni
le débarquement, ni la libération du pays, ni l’offensive de décembre
1944
[7]
.
1965
Au
premier anniversaire de 14-18. Journal
de la Grande guerre, la lassitude du public et des chroniqueurs est très
nette. Si l’on en croit les « sondages maison », 14-18
bénéficie toujours d’un indice de satisfaction élevé avec pourtant
une audience en fléchissement.
Mais
on doit modérer l’importance donnée à ce fléchissement. Si la tendance
générale est à la baisse, le programme tourne toujours autour des 40% d’audience
sans grande concurrence il est vrai. Par contre l’indice de satisfaction
reste élevé autour des 80% tout en sachant que cette donnée est
difficilement utilisable car les mécontents ferment leur poste ou quand c’est
possible vont voir ailleurs. En fait, s’il y a bien fléchissement d’écoute
correspondant à la stagnation des opérations militaires fin 1914, la
réforme des programmes vers des sujets plus thématiques suscitent quelques
mois un nouvel intérêt. Puis, la chute reprend en été-automne 1965 pour
atteindre le point le plus bas en novembre, mois du programme spécial sur la
Reine Elisabeth. Est-ce par l’exceptionnelle réussite de celui-ci qui
correspond à la mort de la souveraine ou plus prosaïquement grâce à la
présence régulière d’un excellent René Thierry, mais l’audience fait
rapidement un bond en avant pour se stabiliser pendant plus d’un an.
1966
Le
Journal
de la Grande guerre
ne suscite plus guère d’articles courroucés. Il est vrai que le public,
comme les auteurs s’installent dans une longue guerre où les occasions d’indignation
sont rares.
1967
Tous
les chroniqueurs sont à la fois lassés par les épisodes plus banals et
passionnés par les sujets exceptionnels, scandaleux ou spectaculaires. C’est
d’ailleurs le lot des longs programmes de ce genre.
On
commence en 1967 à percevoir la singularité du programme et le talent
des réalisateurs: « Loin
de nous cependant l’intention de minimiser leur mérites car ils s’étaient
lancés dans l’aventure avec un optimisme fougueux, contant ainsi chaque
semaine et en image, ceux-là même qui leur criaient casse coup. Au bout d’un
certain temps bien sûr, la fatigue se fit sentir, aussi force leur fut de
ralentir rapidement le rythme initial de leur production pour tenir le coup.
Et bientôt depuis trois ans, en effet, contre toute attente, ils tiennent le
coup. Résistant sans doute des quatre fers pour ne point céder à la
lassitude, la télévision belge nous offre là, reconnaissons-le, un bel
exemple de persévérance »
[8]
.
1968
A
l’approche de la fin, les chroniqueurs oublient leurs principales critiques
en se rendant compte que l’émission va certainement leur manquer « tant
sa régulière et suffisante qualité fait à présent partie de notre
existence TV »
[9]
. Si certains plaisantent (« En
novembre prochain, j’imagine que la RTB pavoisera et organisera, devant les
caméras, le défilé triomphal des auteurs et présentateurs »
[10]
), d’autres reconnaissent que Le
Journal de la Grande guerre avait révélé une guerre et une époque que
la plupart d’entre eux et paradoxalement tous les présentateurs ne
connaissent que par ouï-dire ou de façon livresque.
La
série ne se termine pas le 11 novembre 1968, qui ne donne même pas lieu à
une émission spéciale, mais se prolonge jusqu’à la fin du mois de
décembre tant est grande la volonté de ses auteurs de parler des premières
semaine de l’après-guerre.
Par
contre, le débat final est unanimement rejeté car trop bavard et
interminable. On se demande d’ailleurs à la lecture des journaux, quel fut
l’intérêt de celui-ci, ci ce n’est de réunir une dernière fois dans
une ambiance amicale, les protagonistes d’une série commencée sur une
télévision pionnière et terminée sur un média en pleine possession de sa
technique et de sa légitimité.
Pour
une émission aussi longue, on pouvait s’attendre à de nombreux scandales,
réactions ou polémique. Mais paradoxalement, ce n’est pas le cas. Même
les sujets suscitant l’enthousiasme sont peu nombreux. C’est plus souvent
la lassitude ou l’intérêt poli qui domine la presse des années 1964-1968,
plutôt que la volonté d’en découdre.
Nous
allons d’abord examiner la position de la presse des années 60 vis-à-vis
du Journal de la grande guerre et de l’histoire en général,
parcourir les rares polémiques mais aussi les sujets fédérateurs pour
conclure par l’enjeu éternel de l’histoire télévisée : les
jeunes.
On
a finalement très peu de réaction individuelles et politiques au projet. Par
contre, la presse s’en donne à cœur joie, directement par le courrier des
lecteurs ou indirectement, par la prise de position de ses rédacteurs.
Si
on peut comprendre que ceux-ci soient peu enclins à accorder un satisfecit à
une série austère qu’ils sont professionnellement obligés de regarder en
direct alors qu’on s’amuse ailleurs, leur chronique est souvent le reflet
des idées préconçues de leur publication sur la télévision et sur l’histoire.
Leurs commentaires sur le Journal de la
Grande guerre révèlent à quels symboles historiques tiennent leurs
journaux, reflets en tout cas dans cette fin des années 60, d’opinions
politiques et philosophiques très tranchées.
D’une
façon assez récurrente, la presse politiquement marquée, saisit l’occasion
de l’émission pour actualiser ses propos et en tirer des conséquences
contemporaines. Par contre, les journaux et magazines plus familiaux et moins
partisans comme le Moustique évitent la méthode.
On
a d’abord l’impression en lisant la presse d’une presque permanente
volée de bois vert à l’encontre du programme mais finalement, on se rend
compte que le positif dépasse largement le négatif. Cette apparente
contradiction s’explique simplement par le grand nombre d’attaques de
détails sur la forme et sur les présentateurs. A l’exemple du Peuple,
on confond controverse historique, controverse sur la forme et le réalisateur
et peut-être simplement controverse sur la simple existence de l’émission.
Une
fois décantées les querelles chafouines, exclu les réserves de forme et les
incompréhensions fondamentales, on trouve finalement des prises de positions
critiques très classiques
Sans
surprise, le Patriote illustré,
tout en reconnaissant la qualité de certains épisodes se trouve à la pointe
de la critique. Il est particulièrement dérangé par des programmes qu’il
conçoit comme portant atteinte à l’image traditionnelle des anciens
combattants, voire à la défense du pays. La
Métropole n’a pas de
discours différent quant elle affirme et regrette en plus que le
commentaire ne rate jamais l’occasion d’ironiser sur « Défense
de la civilisation occidentale et d’autres slogans éculés de la
propagande adverse d’il y a 50 ans ».
Le
Patriote illustré accuse parfois sans détour la RTB d’avoir le cœur
pacifiste à gauche. A l’inverse, La
Cité regrette la trop grande présence de la guerre sur les télévisions
belges et étrangères. Le texte mérite d’être cité car il révèle une
tendance de la télévision belge du temps : « Depuis
plus de 20 ans la guerre n’a pas cessé de désoler quelque coin du monde
<…> La presse et la radio se font chaque jour l’écho du désastre
et comme si ce n’était pas assez la télévision en rajoute. A la RTB par
exemple, outre les films de guerre de la programmation courante et certaines
réalisations dramatiques <…>, des séries spécialisées enfoncent le
clou à coup redoublés <…> Cette obsession du cauchemar n’est
nullement l’apanage de notre télévision nationale, les organismes
étrangers vont dans le même sens à tel point qu’on pourrait croire à une
action concertée »
[11]
. Si contrairement au Patriote
et à La Métropole, le journal ne
se pose pas en défenseur de la nation, ce texte un peu paranoïaque les
rejoint en témoignant d’une forme particulière de pacifisme, qui tient un
peu de la politique de l’autruche et considère presque la télévision
comme responsable de ce qu’elle n’est que le témoin. L’argument sera
souvent utilisé dans les milieux catholiques, plutôt à gauche intéressés
par la télévision mais dont l’analyse un peu archaïque tient parfois de
la politique passée de « patronage ».
Toujours
plus à gauche sur l’éventail de la presse belge, La
Wallonie attribue à la série un brevet de pacifisme « Nouveaux
témoignages accablants contre les bouchers que furent les grands généraux
de la Grande guerre (!)
[12]
. Il n’y a d’ailleurs rien de changé … Et l’émission
aura été, une fois de plus, un réquisitoire contre la guerre et on
souffrait rétrospectivement, même si c’est à cinquante ans de distance,
avec ces hommes que l’on envoyait délibérément à la mort. Le ton de l’émission
est et reste fort juste et je me demande jusqu'à quel point les musées
militaires et organismes de la ‘grande muette‘ ne regrettent pas de
collaborer à cette véritable et heureuse entreprise de démystification »
[13]
. Il n’est pas sûr que la dernière allusion ait été
appréciée par l’équipe, ni pas les Institutions en question.
A
la lumière de ces prises de positions autour du pacifisme, on voit bien que
chacun regarde le programme avec ses a priori ou ses œillères philosophiques
et politiques. La valeur qu’on peut accorder à la critique de télévision
en est considérablement réduite car elle n’est qu’une façon de
poursuivre dans une autre rubrique la politique du journal. On voit aussi qu’au
milieu des années 60, les clivages traditionnels sont encore nettement
définis et puisent parfois dans l’histoire, une nouvelle force. Mais la
question est de savoir si ces groupes vont s’affronter autour de l’histoire
télévisée, s’ils vont l’annexer au profit de leur lutte politique ou
si, à part l’un ou l’autre incident, ils s’en moqueront.
A
un moment où la télévision devient le principal média du pays, la RTB
passe pour un « nouvel
instituteur »
tant dans le fond que dans la forme. Mais cette situation inédite dans la
transmission du savoir et de la mémoire, éveille une contradiction entre la
version familiale/scolaire traditionnelle de la guerre et celle que donne la
série télévisée. C’est de cette contradiction que naissent les rares
polémiques autour du Journal de la grande guerre.
Seules
une demi-douzaine d’émissions suscitent l’une ou l’autre controverse.
Dans une liste à la Prévert, seules celles concernant la flamandisation de l’Université
de Gand et dans une moindre mesure le frontisme peuvent avoir une réelle
importance.
Flamandisation de l’université de Gand, activisme et frontisme : l’actualité
entre par la fenêtre (1966-1968)
Même
si le temps qui passe et peut-être la prise conscience que ces activistes
avaient de justes revendications, on ne peut pas dire que la flamandisation de
l’université de Gand et l’activisme, laissent de bon souvenirs du côté
francophone.
En
1966, l’évocation de la flamandisation de l’université de Gand racontée
par un des étudiants flamand
[14]
ne suscite que de molles réactions essentiellement sur le
choix malheureux du moment.
En
1967 par contre, les deux émissions sur l’activisme entraînent une
réprobation unanime de tous les périodiques francophones. Le
Soir est modéré dans ses critiques. Pour lui, on peut essentiellement
regretter que l’émission n’ait pas parlé des militants de la cause
flamande qui n’entrèrent pas dans ce jeu de l’occupant. Ce n’est pas
faux, mais dire que qu’elle est un plaidoyer
de l’activisme et du Conseil des Flandres est exagéré. L’argument est
repris par Samedi qui attribue les
éventuelles dérives non pas aux journalistes mais aux simples propos du
témoin qui occulte que « la
population flamande, dans son immense majorité se montra d’un patriotisme
intransigeant, rejetant de sa communauté ceux qui flattaient l’occupant ».
Le magazine s’indigne pourtant que l’on n’aie pas plus dit que
« la
Flandre perdait à ce moment sur les champs de bataille de l’Yser la fleur
de sa jeunesse pendant que le Conseil des Flandres trahissait la patrie ».
Un cran au dessus dans l’indignation, Le Ligueur accuse la RTB de nier que les partisans du Conseil sont
des traîtres et de n’avoir pas nuancé les propos du témoin. Les reproche
suivants sont plus graves car les journalistes sont accusés de manquer d’objectivité,
de ne pas s’occuper de critique historique et de ne pas avoir instillé dans
le reportage une dose de morale expliquant qu’il y a des choses qu’on ne
fait pas dans « un
pays en guerre occupé, pillé, fusillé »
[15]
. Enfin, Le Matin
plus impliqué encore dans la question
[16]
, se fait l’écho des critiques épistolaires de ses
lecteurs, essentiellement francophones de Flandre, sur « image spécieuse »
de l’incivisme : présentation faussée des intellectuels flamands qui
auraient accueilli avec faveur les initiatives de l’occupant comme la
création de Conseil des Flandres uniquement pour se « libérer
du joug fransquillon »,
ignorance des réticences d’une majorité de la population flamande et de
personnalité flamandes, « sévérité
dédaigneuse »
avec laquelle furent traités les francophones des Flandres considérés
implicitement comme la cause de tout le mal « ces
bourgeois accrochés à leurs privilèges et qui n’ont rien compris à rien »
[17]
.
En
1968, l’épisode consacré au Frontisme
connaît une destinée mouvementée. Postposé deux fois, la presse crie à l’autocensure.
Effectivement Jacques Bredael semble avoir tenu compte de la principale
critique faite à propos de l’activiste en rappelant que les activistes n’eurent
jamais une large audience populaire et
que le peuple flamand fut dans son immense majorité violemment hostile aux
traîtres. Mais ensuite, il raconte sans réprobation la désertion de deux
militants frontistes traversant les lignes ennemies pour entrer en contact
avec les leaders activistes et explique
leurs principales motivations
[18]
.
Quelques
soit les reproches vrai ou faux, le malaise de la presse francophone devant
ces épisode originaux naît du fait qu’il explique en détail les
motivations d’un mouvement jusque-là envisagé dans un contexte passionnel
ou réprobateur. Dans ces polémiques sur l’activisme ou le Frontisme, c’est
le statut d’événements fondateurs du mouvement flamand contemporain qui
est en cause. De plus, la tension communautaire qui se développe et qui
connaîtra en 1968 un poussée violente, ne contribue sans doute pas à calmer
les inquiétudes des contradicteurs de l’émission
[19]
comme le décrit très bien La
Défense sociale : « C’est
en juillet 1918 que naît en Flandre un mouvement politique qui tend à
obtenir l’autonomie culturelle, administrative et législative d’une
partie de la nation belge : la Flandre <…> Tout téléspectateur
ayant suivi l’émission 14-18 de lundi dernier n’aura pu s’empêcher d’être frappé
par la similitude des situations et la répercussion effective des idées
amorcées en 1918. Cinquante ans ont passé, les faits restent identiques, les
buts inaltérables, les revendications aussi précises, seuls les hommes ont
changé ».
Ces
articles sont donc le signe, ténu il est vrai, que du côté francophone l’activisme
flamand de la première guerre n’est pas oublié et encore moins accepté. L’actualité
linguistique troublée et l’affaire Verbelen
[20]
qui rappelle la collaboration de l’autre guerre ne
facilitent sans doute pas l’apaisement.
Restent
alors les polémiques moins sérieuses,
voire amusantes :
Le
raccourcit malheureux d’un témoin, dans la séquence sur Les
Belges assiégés dans Anvers,
qui, en évoquant l’ascendance du souverain lâche « le
roi Albert était allemand »,
déclenche l’ire de La Métropole.
Seul cette publication, aux propos habituellement très agressif pour 14-18,
semble avoir été troublée.
Pâque sanglantes : l’actualité frappe à la porte (1966)
Les
rares articles évoquant les Pâques sanglantes reconnaissent l’intérêt d’un
tel programme sur un sujet méconnu, bien que la BRT ai diffusé quelques
jours auparavant
[21]
L’Insurrection, un produit de la télévision irlandaise pour leur
cinquantième.
Seule
La Wallonie, s’y attache vraiment en y allant de son couplet
tiers-mondiste habituel en proposant une analyse de la politique impériale
britannique du temps : « Les
troupes anglaises se signalèrent au monde par une répression sanglante ne
faisant pas de différence entre le peuple de la verte Erin, les Boers ou les
hindous »
et « qu’il
n’est certes pas plus agréable d’être sous l’occupation anglaise que
sous celles que nous avons connue ».
Mais on ne va pas plus loin
Révolution d’octobre : la forme plutôt que la politique (1967)
On
pouvait s’attendre à ce que l’évocation de la Révolution d’octobre
soulève quelques polémiques entre presse de gauche et presse de droite. En
fait, si l’épisode suscite peu d’article, le clivage attendu n’est pas
politique mais « esthétique ». Deux journaux de gauche s’opposent
sur la forme et particulièrement sur l’usage de la « méthode
Mordant ». Michel Franssen et Alain Nayaert en panne d’archives, ont
incarné Lénine et Trotski pour raconter la Révolution avec l’aide de
Marcel Liebman. Pour La Wallonie « on
s’est retrouvé plongé dans l’actualité brûlante car ils y mettent
tellement de conviction <…> que pour un peu, on se serait cru en route
pour le Palais d’hivers » mais
pour Le Peuple ce ne fut qu’un
« blabla
m’as-tu-vu où la vérité historique de l’événement extraordinairement
riche qu’est la Révolution d’octobre a été bafouée, piétinée, rendue
insupportable ».
Il est savoureux de constater que pour une fois l’organe du parti socialiste
à la même opinion que Pourquoi
Pas ? pour qui « ils
se sont mis à trois lundi à la RTB pour fiche en l’air l’émission <…>
ils ont réussi à blablater interminablement
tout en oubliant qu’aucun événement historique n’avait suscité
autant de documents d’actualité ».
L’épisode
consacré aux évasions de la Belgique occupée vers les Pays-bas est l’occasion
d’une protestation un peu ridicule de la commune de Dinant. Même si tout le
monde reconnaît que l’épisode est « sobre,
bien commentée et illustrée avec
recherche »
[22]
, la ville lui reproche d’avoir glorifié le liégeois
Hentjens, capitaine du remorqueur l’Atlas 5 en interviewant sa veuve, sans
parler ni interviewer la veuve, dinantaise, du pilote Balbour qui a fait aussi
partie de l’expédition. S’ensuit un échange incendiaire entre les
deux parties qui trouve un écho disproportionné dans la presse. Le Moustique
perfide donne lui une clé édifiante pour comprendre le fond de l’affaire :
une petite fille de Charles Balbour a épousé le fils du secrétaire communal
de Dinant. C’est sans intérêt mais étonnant quant on pense à ce qu’on
aurait pu écrire sur la ville victime, trop rapidement étudiée en 1964.
L’histoire
peut parfois devenir fédératrice à l’image des sujets unanimement
appréciés :
Résistance à l’occupant, l’aviation, la vie du soldat (1965)
L’évocation
d’une héroïne mythique de la résistance à l’occupant (Edith Cavell)
peut parfois déboucher sur l’évocation de figures moins connues qui sont
mise à l’honneur à l’exemple de Philippe Baucq
[23]
. Un autre sujet symbolique comme l’importance de l’aviation
dans la première guerre peut parfois, par la grâce d’une personnalité
comme René Thierry, se transformer en séquence d’anthologie unanimement
appréciée près de quarante ans plus tard. Enfin, les programmes sur les
offensives meurtrières de Champagne et la vie quotidienne dans les tranchées
se taillent un beau succès qu’il faut mettre au crédit de l’idée des
auteurs de réunir dans un café un groupe d’anciens combattants dont les
souvenirs offrent un tableau vivant mais anecdotique de la vie quotidienne
dans les tranchées. Ces souvenirs de jeunesse permettent d’humaniser la
série qui se trouve rapprochée du spectateur, peuvent le faire les cartes,
explications et archives. Nous avons ici l’une des principales qualités du
programme qui utilise abondamment l’interview d’anciens de la guerre,
souvent des obscurs
[24]
Un pays autour d’un deuil : la Reine Elisabeth (1965)
Mais
c’est l’évocation de la Reine Elisabeth dans le programme sur le Service
de santé à l’armée belge du 29 novembre 1965 qui suscite les
réactions les plus unanimes.
L’émission
qui met en avant sa personnalité n’était pas spécialement prévue ce jour
là
[25]
. Mais la mort de la souveraine 6 jours plus tôt
[26]
oblige la RTB à anticiper sa diffusion à la veille des
funérailles
[27]
.
Même
si on peut concevoir que les circonstances rendent la critique difficile, on
doit bien constater qu’on n’en trouve aucune dans la presse francophone.
Ce n’est plus une Reine qu’on évoque mais une
icône. On trouve des phrases telles que : « Hommage
émouvant <…> ils s’accordèrent tous pour redire avec une
tendresse respectueuse le dévouement de cette Grande dame <…>
hymne à la charité et à la générosité <…> infirmière dévouée
<…> les blessés au chevet de qui elle se pencha miséricordieusement
<…> reine courageuse courant au front comme on court une aventure
mettant la main à la pâte humaine avec ce qu’il fallait de gaîté <…>
excellente émission sur la Reine infirmière < …> reine des
artistes »
[28]
. Même La Wallonie,
qui n’est pourtant pas réputé pour être particulièrement favorable à la
monarchie conclu son article sur le Service
de santé des armées par « Là
aussi, les témoignages furent émouvants et vinrent confirmer ce qu’on
savait d’ailleurs déjà : l’épouse d’Albert 1er était
une femme exceptionnelle »
[29]
.
Cette
conjonction entre programme historique et évocation du souvenir de la
souveraine défunte se situent certainement à mi-chemin entre l’histoire et
la légende mais permet au Journal de la grande guerre de produire son
épisode le plus apprécié. Notons pourtant que cette émission à succès n’est
pas celle qui fait le plus appel à la rigueur historique ou aux faits précis
analysés par les historiens, mais bien aux sentiments puisé dans l’imagerie
passée du téléspectateur et aussi quelque peu à l’anecdote
Si
ces quelques poussées de fièvre occupent beaucoup les chroniqueurs, la
question du public de la série les préoccupe également.
Le
premier anniversaire de la série est l’occasion de s’interroger sur le
public du Journal de la Grande guerre. Unanimement, les chroniqueurs
identifient deux publics cibles. D’abord les anciens pour qui chaque détail
mérite d’être rappelé sans jamais paraître fastidieux. Ensuite, les
nouvelles voire les futures génération qui doivent être instruites pour
« parer
à l’ignorance invraisemblable des jeunes adolescents qui, pour la plupart
ne s’y intéressent pas le moins du monde »
[30]
.
Derrière
cette constatation fort logique, un peu fantasmatique mais lucide quand à l’audience,
se profile un enjeu moral permanent pour ceux qui réalisent, conçoivent,
commandent ou commentent l’histoire à la télévision : on réalise
des émissions sur les deux conflits avec en ligne de mire deux populations
cibles avouées, sinon alibi : les anciens et les jeunes générations
sensées être ignorantes des évènements.
14-18
n’échappe pas à cette préoccupation récurrente des diverses autorités
morales ou formelles. Que se soit par alibi ou crainte, du professeur au
politique, du journaliste au directeur de chaîne, tous s’inquiète de la
façon dont les jeunes générations peuvent percevoir les programmes
historiques
[31]
.
Le
milieu des années 60 est aussi une période où trois générations aux
valeurs fort différentes vont cohabiter. Ce tournant de la mémoire est bien
remarqué à l’image de l’introspection relativiste du chroniqueur du Ligueur :
« Ce
qu’évoque l’ancien combattant et qui est pour moi de l’histoire, et
pour mes fils presque de la préhistoire, reste pour lui de la vie, et les
cinquante ans qui ont passé n’ont pas pour lui la même épaisseur que pour
moi »
[32]
.
En
gros les anciens de 14-18 sont largement septuagénaires. Leurs enfants, par
exemple les rédacteurs de ces articles, ont autour de 40-50 ans. S’ils ont
vécu consciemment le second conflit ils ne connaissent la première guerre
que par leurs parents. Leurs petits enfants, les jeunes mythiques auquel
chacun pense, n’en ont bien sûr vécu aucun. Ils sont tributaires des
souvenirs familiaux, de l’école qui n’est pas pour eux d’un grand
secours et des éventuels programmes télévisés. Se trouvent donc, face à
face, une version familiale et une version télévisée des conflits. Les
polémiques autour de la Grande
guerre naissent certainement de cette opposition.
Cette
rupture entre les génération, peut surgir où on l’attend le moins et
prend parfois des chemins détournées et glissants. A l’occasion d’un
programme sur les Mutineries de 1917, la presse (de La
Wallonie à La Cité) relaie des protestations d’anciens qui
reprochent parfois violemment au programme la jeunesse de ses journalistes, en
oubliant d’ailleurs qu’ils avaient leur âge en 1914
[33]
.
Mais
au delà de cette critique de forme assez peu sérieuse, ils vont plus loin en
niant presque le droit pour les non anciens de parler de leur expérience, à
l’image du texte justifiant leur plainte
[34]
au Ministre de la culture française Pierre Wigny, relayée
par le Sénateur Lahaye : « C’est
le tact avant tout qui manque à ces jeunes Eliacin, en se mettant impudemment
et à la petite quinzaine, à la place de ceux qui ont effectivement fait la
guerre et en transposant leurs propres appréciations de 1967 en sentiments de
combattants de 1914 ou de 1917. C’est une opération insoutenable pour l’auditeur
qui a fait la guerre <…> et qui, même s’il accepte sereinement qu’on
lui révèle le dessous des cartes diplomatique, ne peut admettre qu’on lui
prête, à lui, des motivations intimes qui n’étaient pas les
siennes <…> Non, les anciens de 1914-1918 n’ont que faire des
pitreries de ce genre, aussi la plupart d’entre nous ont depuis longtemps
décidé de tourner le bouton aux premiers sons du générique annonçant le
début d’une émission dont ils espéraient tant »
[35]
. Parfois la colère prend des proportions outrancière
quant-ils envisagent un éventuel programme sur la seconde guerre et la
déportation : « Il
faut espérer que ce jour-là, des mesures soient prises pour assurer le
respect de la dignité des résistants et des concentrationnaires ou qu’à
défaut de ces mesures nous soyons encore capable d’organiser un petit
commando punitif qui prendra les mesures nécessaires »
[36]
.
Mais
il faut relativiser la portée d’affirmation complaisamment relayée par des
chroniqueurs qui aiment peu la télévision et particulièrement la RTB. Elles
ont peu effets. Elles résultent plus de la mauvaise humeur d’un groupe d’ancien
un peu désabusés par l’évolution du monde, qui se sent dépossédé d’une
identité vieille d’un demi-siècle, par une émission qui a tendance a
désacraliser la première guerre. On verra que 15 ans plus tard les anciens
de la seconde guerre reprendront la contestation dans des termes semblables à
propos de L’Ordre nouveau de Maurice De Wilde.
Le
Journal de la Grande guerre permet également de déceler qu’elle
peut être l’influence de l’historiographie française en Belgique. Le cas
du programme du 3 juillet 1967 sur les mutineries de 1917 et leur répression
dans les armées française est intéressant.
La
presse en parle comme d’un sujet brûlant entre tous « traité
avec beaucoup de tact [comme] un sujet délicat ».
Or, la Belgique est peu concernée par ces évènements et leur souvenir.
Rappelons par exemple que notre pays fut un havre pour les frontaliers
français voulant voir Les Sentiers de
la gloire interdit chez eux.
Mais,
plus que le fond du programme, c’est la forme utilisée qui choque les
critiques. Ils regrettent le choix d’avoir expliqué les mutineries par un
dialogue entre les deux présentateurs, l’un se faisant l’avocat du haut
commandant, l’autre de l’opinion anti-militariste.
Au-delà
des variétés et des fictions, la concurrence des programmes français touche
pour une fois les programmes historiques à l’occasion des émissions sur Verdun.
Les
deux télévisions envisagent de retracer la prise du fort de Douaumont en
1916. La RTB, qui aujourd’hui s’en
enorgueilli sans d’ailleurs rappeler l’incident, avaient déniché à
Hambourg le lieutenant allemand von Brandits qui, un peu par hasard et dans un
quiproquo presque comique, avait avec quelques hommes pris le fort de
Douaumont.
[37]
Malheureusement, ce beau coup va être bêtement gâché.
Les français qui avaient également une interview de von Brandits, la diffuse
exactement à la date anniversaire tandis que la RTB respecte son planning et
est grillée d’une semaine.
Pour
une fois, à l’occasion de deux programmes semblables, on voit clairement
que les deux télévisions sont franchement concurrentielles et cela sans
attendre les années 80.
L’autre
avantage pour nous de la diffusion parallèle des Verdun
français et belge est qu’elle permet par l’étude de la presse de saisir
quelle formule à la préférence du public. Il semble que le système belge
qui tend à une certaine exhaustivité ait la préférence au single shot
français qui privilégie l’intelligibilité immédiate. Certains se
demandent également à qui finalement s’adresse ce genre de programme. A
défaut d’être complète et scientifique, la réponse est à la fois
logique et fantasmatique. Elle est appréciée par ceux qui ont participé à
la Grande guerre, par les veuves, les orphelins des soldats qui la vécurent.
Elle est utile pour parer à l’ignorance invraisemblable des jeunes
adolescents qui, pour la plupart ne s’y intéressent pas le moins du monde.
Remarquons à cette occasion une constante de notre travail. La majorité des
commentaires sur les programmes historiques étudiants les deux conflits sont
de ce type et nous permettent de déterminer les deux populations cibles
avouées, sinon « alibi » : les anciens et les jeunes
générations sensées être ignorantes des évènements.
Enfin,
on oppose étrangement la participation des hommes à la guerre au récit de
celle-ci, mais un récit où l’histoire cède le pas à l’hagiographie.
A
la mi chemin de la série, on se demande si, lassés, les rédacteur de tous
ces articles ne préfèrent pas un Guillemin qui raconte de belles histoire à
un programmes qui s’efforce avec ses défaut de raconter l’histoire. On
voit bien qu’un programme aussi long et varié ne peut satisfaire tout le
monde et qu’il ennuie malgré qualités et inventions
8.3) Histoire télévisée française, histoire télévisée belge
On
aussi peut souligner la différence dans la manière d’aborder les
anniversaire
s par deux émissions
historiques phares des années 60. En Belgique
14-18, le journal de la Grande guerre
consacre 61% de ses
émissions à l’analyse d’événements ponctuels mais anniversaire
s du mois de
diffusion. Les autres sont au moins « dans l’air du temps » du
semestre anniversaire. Par contre La
Caméra explore le temps
flambeau de la
première chaîne française à la même époque, consacre seulement 10% de
ses émissions à l’anniversaire
d’événements
historiques (et encore sauf exception, ces anniversaires sont aussi étranges
que 160 ans, 2
10 ans).
Cette
différence dans la manière d’envisager l’émission historique peut s’expliquer,
au delà du goût du réalisateur et de la volonté d’attirer le chaland par
une date symbolique, par la conception même de l’émission, ou mieux encore
par le choix de la période étudiée. La
télévision
a besoin d’images
pour monter son spectacle, fut-il historique. Tous ceux qui voudront s’essayer
au genre devront pour rendre vivantes leurs
créations monter un document sur un thème dont on dispose d’images. Dans
les années 50-60 on a recourt à la dramatique, plus tard au montage d’archives,
ce qui explique d’ailleurs pourquoi l’histoire contemporaine et part
iculièrement le 20ème
siècle se taille la part du lion parmi les émissions historiques à la
télévision
.
En
fait, dans la forme La Camera explore le
temps
reconstitue et 14-18
met en scène. Mais avec des monteurs comme Rossif ou Turenne, la
France va bientôt produire des montages fort semblables qui, sans atteindre
la longueur de 14-18, atteignent l’idéal
du genre dans Les Grandes batailles.
9.1) Le souvenir du Journal de la Grande guerre
En
1968, la presse, qui n’a pourtant pas économisé ses critiques pendant
quatre ans, va dresser un
bilan plutôt positif de la série. Si 14-18
est parfois inégale, irritante ou passionnante les acquis dominent :
usage plus intéressant des témoignages et non pas les longues digressions
historiques, usage d’une grande diversité dans les moyens de
présentation (successivement ou parfois simultanément
reconstitution d’un journal télévisé d’époque, de monographie traitant
des évènements et de sujets thématiques) pour éveiller l’intérêt et la
curiosité du public, usage d’un grand nombre de sources variées,
privilégie l’anecdote, le témoignages et la vérité humaine au détriment
des synthèses schématiques. Elle souligne également que l’intérêt du
public n’a jamais fléchi de façon significative, que l’émission a
toujours pu être maintenue à l’heure de la plus grande audience, qu’elle
fut un écolage rigoureux de l’antenne pour les nouveaux, un exercice de
style pour les plus anciens et une occasion de mettre au point des équipes et
des techniques de narration qui pourront s’appliquer à des futures
émissions de l’histoire.
Une
quinzaine d’année plus tard, la RTB la célèbre déjà comme sa première
grande série d’émissions historiques et la fait rentrer dans le panthéon
de la chaîne.
Son
souvenir est tellement prégnant que le Journal
de la grande guerre va même jusqu’à gommer le souvenir toutes
productions antérieures. Il devient le symbole du début de l’histoire à
la RTB, ce qui est faux. Son aspect marathonien minimise également fortement,
même chez des journalistes fort impliqués dans la production historique
contemporaine, la grande production postérieure de la chaîne, qui ne trouve
pas sa place dans les séries ambitieuses comme le sera Jours
de Guerre. En fait, même si 14-18
et Jours de guerre sont les seules
séries d’une telle ampleur et d’une telle ambition, dire qu’après la
diffusion du Journal de la Grande guerre
« la
situation semble se figer jusqu’à la réapparition dans les années 90 de
la formule »
est insuffisante. Les 20 ans qui vont suivre seront à la RTB d’une extrême
richesse historique même si les programmes ne sont pas organisés en séries
de longue haleine.
Curieusement,
si on évoque souvent 14-18, il
existe peu de synthèse sur l’émission à part l’une ou l’autre courte
introspection souvent « d’origine RTB ». Par contre, les
émissions commémoratives se multiplient : 14-18.
Journal de la Grande guerre dans Télé
Rétro en 1979, 14-18. 70ème
anniversaire un extrait du programme du 2/9/68 et
l’extrait de l’interview de Jean Guehenno en 1984, A
la mémoire de 14-18 en 1994 et Histoire :
sur les traces de 14-18 dans Archives
en 2003 qui reprend le premier épisode de la précédente.
Mais,
au delà d’un souvenir nostalgique, c’est dans ce qu ‘elle a
laissé à l’historiographie télévisée belge qu’il faut trouver la plus
belle postérité de 14-18.
9.2) La prise de conscience d’une particularité histriographique
L’aboutissement
de séries de grande envergure suscite des interrogations dans les équipes de
réalisation et de direction. Faut-il poursuivre sur le succès initial en
profitant de l’équipe réunie et de l’existence d’un public potentiel
ou « limiter les frais » en redistribuant les équipes et les
moyens vers d’autres projets.
Logiquement,
c’est la BBC qui s’interroge la première. Fin 1964 déjà, elle annonce
qu’elle prépare une suite à La
Grande guerre qui vient de se terminer. Le projet est confié au même
auteur, Tonny Essex qui produit en 1966 la série en 13 épisodes The
Lost peace. Englobant la période qui s’étend de 1918 à 1933, le titre
fait référence au livre La faillite de
la paix de l’historien français Maurice Beaumont.
La
télévision belge vit également les mêmes questionnements en 1967, longueur
de la série oblige. A la lumière de l’expérience du Journal
de la Grande guerre, elle organise une conférence professionnelle
intitulée Télévision et histoire.
Elle réuni réalisateurs, journalistes et historiens dont Jean Stengers
(ULB), Raymond Rifflet (Centre universitaire d’Anvers), Henri Bernard (ERM),
Georges Goriely (ULB), Van Swieten (Centre universitaire de Mons)
Après
l’introduction de Robert Wangermée, on y diffuse une sélection d’extraits
de programmes historiques du moment : le 14-18
belge, La Grande guerre anglaise,
trois séquences du Notre siècle du
réalisateur Hongrois Peter Bokor, et un extrait du Roi Pahaut.
La
discussion qui suit est remarquable car elle dresse un inventaire presque
exhaustif des problèmes et questions que peuvent susciter un programme
historique télévisé : difficulté liées à la recherche des
informations de base (documentation générale, sonore, iconographique et
filmée), difficulté d’établir un équilibre entre raisonnement historique
et nécessité du spectacle télévisé, difficulté d’insérer
judicieusement documents et faits historiques dans une trame dramatique,
question de la collaboration plus ou moins conflictuelle entre historien et
journaliste, interrogation sur la fonction du journaliste–présentateur
présenté comme médiateur entre le document et le spectateur.
Mais,
cette conférence est surtout le symbole de la prise de conscience par la
télévision que le montage historique, sur un sujet belge lié aux deux
conflits mondiaux, est un genre qui trouve naturellement sa place dans ses
grands classiques. Les intentions de poursuivre et systématiser l’expérience
sont clairement expliquées. On envisage la préparation d’une série
ultérieure qui porterait sur la période de l’entre-deux-guerres et dont la
réalisation se ferait à partir de l’expérience acquise.
Elle
consacre la collaboration avec les historiens professionnels, non seulement
pour la collecte de la documentation générale, le dépouillement et la
recherche de première main mais également en ce qui concerne la réalisation
des interviews de nombreux témoins. On verra souvent dans ces futures
émissions les historiens présents à la conférence et plus tard la
génération de ceux qui gravitent autour du Centre de recherche et d’étude
historique de la seconde guerre mondiale.
Elle
dresse également un véritable cahier des charges pour les futurs programmes
d’histoire contemporaine à la RTB : 18 ou 20 émissions échelonnées
sur trois ans, émissions synthétiques traitant des grands thèmes de la
période 1918-1940, illustration d’évènements survenus à l’étranger
uniquement dans la mesure où ils ont eu des répercutions sur la vie des
belges, travail agencé de façon à pouvoir répondre aux préoccupations de
l’homme d’aujourd’hui pour « ne
pas faire de l’histoire pure et désincarnée ».
On trouve donc ici les germes de L’entre-deux-guerres
mais moins certainement de 25 ans après,
car le projet s’arrête prudemment à 1940.
Contrairement
à la France, après une série marquante, la Belgique a mené une réflexion
fondatrice d’une école historique télévisée. Jusqu’aux années 90,
elle en respecte les grandes lignes : étude des années 1930-1945,
priorité à la Belgique en propre ou à travers l’histoire de ses puissants
voisins, intérêt pour des sujets assez spectaculaires ou qui touchent encore
le spectateur, collaboration sous formes diverses avec les universités et les
centres de recherche de la mise en image de leurs travaux à l’apparition du
professeur sur les écrans, mise au point d’une forme classique (montage de
documents + témoins + journaliste/historien in situ) mais dramatisée.
Histoire contemporaine, histoire belge et série sont donc les concepts clés
de l’histoire à la RTB et c’est à 14-18. Le Journal de la grande guerre qu’elle le doit.
Au
delà de son importance dans la réflexion théorique, il faut bien avouer que
pratiquement 14-18 et conférence
professionnelles ont eu une influence modérée sur la suite. Si méthode et
thématique sont précisées et respectées, on n’abouti pas à la création
d’une véritable équipe histoire à la RTB. C’est toujours le goût de
certains réalisateurs et journalistes pour l’histoire qui va les amener à
réaliser des programmes historiques.
En
fait, l’équipe histoire est essentiellement composée de Jacques Cogniaux,
d’Ariane Brunfaut sa secrétaire et souvent de Philippe Dasnoy qui d’ailleurs
est le responsable en titre « des
émissions historiques à la télévision »
en 1971-1972 mais qui laisse une grande latitude à son réalisateur. Il se
consacre presque exclusivement aux émissions historiques et, par habitude,
tout le monde accepte à la RTB d’institutionnaliser cette petite équipe
mais en se gardant de l’officialiser.
Que
peut-on retenir de cette longue série :
La
télévision se rend compte de l’intérêt spectaculaire des programmes
historiques de montage. Moins chers et plus facile à réaliser que les
dramatiques, ils se prêtent bien à la dramatisation télévisée car ils
permettent de mélanger, sur un commentaire in ou off, des sources visuelles
nombreuses : mise en situation, paysages, interviews, tableaux
photographies ou mieux images animées. C'est sans doute pourquoi, l’histoire
contemporaine et part
iculièrement le 20ème
siècle se taille la part du lion parmi les émissions historiques à la
télévision.
La
télévision
a besoin d’images
pour monter son spectacle, fut-il historique. Tous ceux qui voudront s’essayer
au genre devront pour rendre vivantes leurs
créations monter un document sur un thème dont on dispose d’images. Dans
les années 50-60 on a recourt à la dramatique, plus tard au montage d’archives,
ce qui explique d’ailleurs pourquoi
14-18
lance pour plus de trente ans l’habitude de produire des émissions
télévisées à la RTB, tout en validant l’habitude d’user et d’abuser
des prétextes anniversaires.
On
assiste aussi ici à la création d’un véritable pool historique efficace
et organisé tel que celui de la BBC. Malheureusement, comme pour Jours
de guerre plus tard, il ne
sera pas exploité à la hauteur de ses capacités après la clôture de la
série. Jusqu’en 1989, il n’y a plus d’équipe histoire réellement
structurée à la RTB, même si des individualités brillantes reprennent la
tâche.
La
série permet à la RTB de s’interroger sur le sens qu’elle veut donner à
l’histoire télévisée et surtout de dresser un cahier des charges pour les
futurs programmes : nécessité d’établir un équilibre entre
raisonnement historique et exigence du spectacle télévisé, nécessité de
soigner l’insertion judicieuse des documents et des faits historiques dans
une trame dramatique, nécessité de collaborer avec les historiens,
interrogation sur la fonction du journaliste–présentateur présenté comme
médiateur entre le document et le spectateur .
14-18
prouve aussi que le montage historique, sur un sujet belge lié aux deux
conflits mondiaux, est un genre qui trouve naturellement sa place dans ses
grilles horaires. Pendant 25 ans Michel Franssen, Jacques Cogniaux et quelques
autres vont s’en repaître en produisant des programmes aux
caractéristiques identiques : étude des années 1930-1945, priorité à
la Belgique en propre ou à travers l’histoire de ses puissants voisins,
intérêt pour des sujets assez spectaculaires ou qui touchent encore le
spectateur, collaboration sous formes diverses avec les universités et les
centres de recherche de la mise en image de leurs travaux à l’apparition du
professeur sur les écrans, mise au point d’une forme classique (montage de
documents + témoins + journaliste/historien in situ) mais dramatisée.
Histoire contemporaine, histoire belge et série sont donc les concepts clés
de l’histoire à la RTB et c’est à 14-18. Le Journal de la grande guerre qu’elle le doit.
Même
si, aujourd’hui encore, on ne sait pas répondre à la simple
question de savoir qui doit avoir le dernier mot dans la réalisation d’une
émission historique à la télévision (l’historien et la rigueur de
sa méthode ou le réalisateur qui doit faire un spectacle qui plait). La
série consacre la collaboration avec les historiens professionnels, non
seulement pour la collecte de la documentation générale, le dépouillement
et la recherche de première main mais également en ce qui concerne la
réalisation des interviews de nombreux témoins.
Paradoxalement,
le triomphe de la série sur la première guerre signe également la quasi
disparition de la période à la télévision belge. C’est la deuxième
guerre qui sera au centre des préoccupations historiques de la chaîne dans
les années 69 - 95, de 25 ans après à Jours de guerre. La
première guerre revient plus fréquemment sur les écrans à partir du milieu
des années 90 mais souvent par l’intermédiaire de programmes français.
Cette mutation de l’historiographie télévisée est parallèle à la
mutation de l’historiographie générale (Historial de la grande guette à
Péronne // Moissons de fer -
In Flanders Field Museum à Ypres // goût pour la 1GM à la BRT)
Le
Journal de la Grande guerre n’a pas révolutionné l’historiographie
générale à l’exception peut-être de la sauvegarde des témoignages,
humainement passionnants mais souvent de seconds couteaux. En effet, l’émission
ne suscite pas de publications particulières mais est le reflet des travaux
des historiens et des publications du temps qu’elle utilise abondamment.
Même
s’ils reprochent aux auteurs d’abuser des reconstitutions, des mises en
situation et de ne pas hésiter à faire passer des films de fiction pour des
documents d’archives, les historiens professionnels sortent gagnant de la
série. Ils passent rapidement du statut d’auteur de livre (plus ou moins
populaires) à celui d’acteurs au sens propre. Ils apparaissent dans les
programmes, acquièrent une notoriété et deviennent des vedettes de l’histoire
télévisée (Bernard, Goriely, Stengers)
14-18
est le triomphe de l’application à l’histoire de la « méthode
Mordant » que le journaliste avait inventée dans la série Wallonie.
Elle mélange une insolence certaine, un goût pour la rigueur des sources, un
talent d’acteur, une didactique intelligente et un sens certain du
spectacle. Pour ces trois derniers point, je me permet dans un scandaleux
anachronisme de les comparer avec l’inventivité de C’est
pas sorcier.
La
forme choisie est un choix dans l’air du temps. La série abandonne la
reconstitution dramatique pour la dramatisation des scénarios. Comme l’avait
fait peu avant la BBC et comme le fera la France quelques années plus tard,
la RTB choisi d’abandonner la reconstitution dramatique pour la mise en
scène des images d’archives
Le
système belge tend également à une certaine exhaustivité et, s’oppose au
choix français du single shot qui privilégie ici l’intelligibilité
immédiate. Dans un premier temps, le public semble apprécier ce choix mais
à la longue, se demande si, un Guillemin qui raconte de belles histoire n’est
pas préférable à un programmes qui s’efforce avec ses défaut de raconter
l’histoire.
14-18
est le terrain d’entraînement d’une génération de jeunes journalistes
et réalisateurs, aujourd’hui
disparus des écrans, qui appliquent à l’histoire, avec une
inventivité innocente, les méthodes du reportage d’actualités.
Elle est à la source de ce qu’on peu appeler « l’école
belge du documentaire historique télévisé »
et je me demande si ce n’est pas le principal acquis de la série.
Notes
[1]
Environ 250
[2]
24 programmes sur la
première guerre et 22 programmes sur la seconde guerre
[3]
En France, les
fusillés pour l’exemple. En Belgique, le mouvement flamand dans les
tranchées et les collaborateurs du Conseil des Flandres (Le Journal
de la Grande Guerre ne fera
pas l’impasse sur ceux-ci, et les étudiera plus tard, 50 ans après)
[4]
Pour la
France par exemple. Pour la première guerre : un agresseur s’en
prend à une puissances neutres avant d’attaquer le territoire
national ; les dures opérations militaires classiques à l’ouest
pendant quelques mois sont suivies de longues années d’un front
stabilisé tout aussi dures ; les populations sont unanimes contre l’envahisseur,
les institutions et le système politique sont préservée. L’étude de la
seconde guerre, implique par contre l’évocation d’une guerre civile et
la disparition de l’influence française dans le monde
[5]
26ème
semaine de guerre (RTB
- 8/2/65)
[6]
Rapport
annuel. Exercice 1964, Bruxelles, RTB, [1965], p. 43
[7]
reprise en direct du
programme en Eurovision Cérémonies
commémoratives à Utah Beach, intégration dans Neuf
millions de la séquence Le 6
juin 1944 ; réalisation du double programme Il y a 20 ans la libération de la Belgique ; reprise de la
Commémoration de la Bataille
des Ardennes, achat des programme américain Il
y a 20 ans l’offensive de la dernière chance et Champs
de bataille
[8]
TELAMAQUE, [Grande
mangeuse d’homme] dans La
Dernière heure, Bruxelles, 17 février 1967.
[9]
[A
14-18] dans Télé-Magazine, 25 mai 1968
[10]
Léon THOORENS, [14-18
a repris du souffle] dans Le
Ligueur, Bruxelles, 10 mai 1968
[11]
La Guerre au petit écran ou l’obsession du cauchemar dans La
Cité, Bruxelles, 23 décembre 1965.
[12]
Germinal n’a pas d’autres propos : « 14-18 a rarement
atteint ce degré d’amertume quand il nous montre à travers les
déclarations des quelques rescapés des offensives de Champagne combien
elles ont été meurtrières et inutiles. Nous nous souvenons d’une phrase
du Crapouillot dénonçant les hécatombes de soldats, faisant monter au
firmament les étoiles des généraux »
* Germinal,
15 octobre 1965
[13]
Réquisitoire permanent dans La
Wallonie, Liège, 13 octobre 1965
[14]
Firmin
Mortier
[15]
Léon
THOORENS, [14-18 est une curieuse
émission] dans Le Ligueur,
Bruxelles, 10 mars 1967
[16]
car
l’un des trois représentant de la presse quotidienne en Flandre
avec La Flandre Libérale et La
Métropole. Le journal est bien conscient que la flamandisation signera
à plus ou moins long terme sa disparition comme le laisse déjà présager
la baisse constante du nombre de ses lecteurs. Le
Matin fait partie du groupe Rossel, est surtout lu dans les milieux d’affaire,
n’est lu que par des francophones de Flandre, a un contenu rédactionnel
semblable aux deux autres titres. Le
Matin, La Métropole et La Flandre libérale ne tirent qu’a 14300 exemplaires en 1970 (à
titre de comparaison, les tirages sont au même moment d’approximativement
278000 pour Le Soir, 153000 pour La Libre
Belgique, 90000 pour les journaux du groupe Vers l’Avenir, 33000 pour La
Cité et 111000 pour l’hebdomadaire Télé
Moustique)
[17]
HVN, Comment
on éclaire l’histoire dans Le
Matin, Anvers, 7 avril 1967.
[18]
facteurs psychologiques expliquant la
genèse de la création du Frontparteit, déséquilibre et incompréhension
entre la troupe majoritairement flamande et les officiers majoritairement
francophones et réponses timorées aux problèmes issus de cette situation
[19]
L’auteur
de l’article en est conscient car, après avoir loué la RTB malgré les
critiques précédentes, il le termine par « En revanche, nous sommes
habitués depuis des mois à l’esprit véritablement haineux qui anime la
télévision néerlandaise [la BRT] en matière linguistique ».
[20]
Robert-Jan
Verbelen, un ancien membre du Veiligheidskorps de la De Vlag, condamné
à mort par contumace en 1947 par une chambre flamande du Conseil de guerre
et réfugié en Autriche est acquitté en 1965 par un tribunal viennois qui
estime qu’il n’avait fait qu’obéir aux ordres. En fait le dossier
trop peu documenté fourni par la Belgique joint à l’émotion du refus d’extradition
et de l’acquittement eut au moins l’avantage de montrer la nécessité
de créer en Belgique un centre de documentation sur la Seconde guerre
semblable à ce qu’il existait en France et aux Pays-bas, ce qui fut fait
en décembre 1967 par la création du Centre de recherche et d’études
historique de la Seconde guerre mondiale - La
Pensée et les hommes consacre début janvier 1966 un épisode à l’affaire
[21]
L’Insurrection
(BRT – 8/4/66) et L’Irlande
dans 14/18 (RTB – 23/5/66)
[22]
[Nous
sommes en 1917] dans Samedi,
28 janvier 1967
[23]
« A
14-18 démystifications d’Edith Cavell et juste hommage à
Philippe Baucq ? Le plus résistant à
la torture, à l’interrogatoire, c’était lui ». Le
programme propose une interview de la fille de Philippe Baucq et celle d’une
écrivain anglais auteur « d’un livre sur Edith Cavell »
qui « déclare en toute sérénité et objectivité [qu’elle]
avait sans doute ignoré en partie les dangers
qu’elle courrait et qu’il était juste de la part des Allemands
de la punir »
* La
Libre Belgique, Bruxelles, 28 octobre 1965 – Bon
chapitre sur la Grande guerre dans La
Gazette de Liège, Liège, 27 octobre 1965
[24]
Voir la
liste dans la notice 14-18. Le
Journal de la Grande guerre
[25]
« Les auteurs de 14-18 ont eu l’excellent réflexe de programmer
cette semaine, l’émission qu’ils préparaient sans doute de longue date
mais durent néanmoins hâter un peu, sur l’action de la reine Elisabeth
pendant la guerre et tout spécialement à l’hôpital l’Océan de La
Panne »
* Le
Ligueur, Bruxelles, 9 décembre 1965.
[26]
23
novembre 1965
[27]
« La
Reine y était présentée sans trémolo dans la voix, sans ce ton
faussement ému que tous ont
crû devoir employer pour parler d’une femme qui a toujours préféré la
simplicité aux protocoles et salamalecs. Jamais un tel hommage n’avait
été rendu à Elisabeth. Le lendemain d’ailleurs, pour meubler des temps
morts de l’émission [funérailles] entre Saint-Michel et Laeken, sur des
images du ciel gris de Bruxelles, nous ne fûmes pas tellement surpris
de réentendre les passages les plus pittoresques de l’émission de
la veille ».
* Germinal,
3 décembre 1965.
[28]
La Gazette de Liège, Liège, 1er décembre 1965 – Le
Patriote illustré, Bruxelles, 1er décembre 1965 – La
Libre Belgique, Bruxelles, 2 décembre 1965 – Germinal,
3 décembre 1965 – La Cité, 3
décembre 1965 – Samedi, 11
décembre 1965.
[29]
La Wallonie, Liège, 1er décembre 1912
[30]
Jacques LAURENT, Glaneurs
– [L’ORTF vient de diffuser une émission] dans Télépro,
Verviers, 10 mars 1966
[31]
Pour les jeunes comme enjeu d’un programme plus récent voir
Jocelyn GREGOIRE, L’Attitude des jeunes téléspectateurs face à l’Ordre
nouveau dans Bulletin trimestriel de la Fondation Auschwitz,
Bruxelles, Fondation Auschwitz, décembre 1987 – février 1988, n° 16,
pp. 33-46.
[32]
[Les auteurs de 14-18] dans Le Ligueur, Bruxelles,
9 décembre 1965.
[33]
Théo ALEXANDRE, [Entre
les deux il y avait] dans La
Wallonie, Liège, 19 juillet 1967 - Théo ALEXANDRE, [14-18
continuait sa petite gue-guerre] dans La
Wallonie, Liège, 6 décembre 1967 - [Un
sénateur a signalé au ministre de la culture] dans La Cité, Bruxelles, 21 août 1967
[34]
qui n’aboutira à
rien, le Ministre ayant répondu « que les renseignements nécessaires
ont été demandés » ... à la RTB
[35]
La
RTB et l’histoire de la Guerre 14-18 dans Bulletin
d’information des prisonniers politiques, résistants et combattants ,
28 août 1967.
[36]
La
RTB et l’histoire de la Guerre 1-18, op. cit.
[37]
le fort, presque
démilitarisé, est pris le 25 février 1916 et est repris par les français
après un dur bombardement d’artillerie le 24 octobre 1916 – On peut
voir le court métrage Douaumont repris (15’)
diffusé sur Histoire le 15/11/99 [VJG – 4126]