Etude de l’histoire à la télévision dans ses rapports avec l’historiographie, la pédagogie et la culture populaire  ...


J. GREGOIRE,
Etude de l’histoire à la télévision dans ses rapports avec l’historiographie, la pédagogie et la culture populaire, spécialement en Belgique (1953-1995). Complicité et dissension d’un couple à la culture disparate, Thèse présentée à l'université de Liège pour l'obtention d'un doctorat en philosophie et lettres (orientation histoire) le 31 mai 2006.

Nous ne présentons ici que l'introduction et les conclusions de la thèse. Les 3000 autres pages de la thèse (corpus, notes et annexes) sont consultables à l'Université.

Attention, le contenu de ces textes représente la situation au moment de la rédaction. .



A la croisée de diverses sciences humaines, la télévision est certainement le média qui révèle le mieux une société. A ce titre, la télévision en Belgique est un parfait reflet de la vie de notre pays. Elle va accompagner les Belges dans toutes les mutations de l’après-guerre. Fille de la société de consommation, elle dresse un portrait reproductible de « l’homme du vingtième siècle » comme on l’a montré à  l’exposition universelle de Bruxelles de 1958 où justement la télévision apprend son métier. Fille d’une Europe coloniale languissante, elle va suivre les soubresauts de la décolonisation et servir d’amplificateur à la mise en cause de l’homme occidental et de son modèle de développement. Fille de la « Belgique de papa », elle a parfois précédé les mutations institutionnelles du pays qu’elle a expliqué à son public tout en faisant une place de plus en plus grande au fait régional. Fille d’un « petit pays provincial », ses envoyés spéciaux brillants lui ont ouvert une fenêtre sur l’Europe et le monde. Fille d’une « société du travail », elle a conduit son public vers la société des loisirs. Fille d’une volonté éducative quelque peu élitiste reflet des années 50, elle a rapidement proposé des divertissements « formatés TV » qui plaisent au public des années 60. Fille d’un pays industriel, elle a commencé par célébrer son triomphe pour ensuite accompagner les Belges et particulièrement les Wallons dans l’explication de leur déclin. Fille d’un pays à la morale et aux valeurs conservatrices, elle a montré à longueur d’antenne les changements de notre mode de vie et a certainement accéléré l’évolution des mœurs vers la société éclatée contemporaine.

Mais, si cette situation est certainement la destinée commune de toutes les télévisions européennes, une série de circonstances vont amplifier chez nous les changements et faire de la télévision belge, spécialement du côté francophone, un objet d’étude particulièrement original.  

D’abord, la télévision devient très rapidement le média dominant comme l’ont très bien compris les journaux belges, qui ont souvent pour elle une attitude ambiguë entre fascination et réel dédain. Les élites auront d’ailleurs souvent la même conduite même si, la part des programmes qui leur sont spécifiquement destinés est importante, particulièrement en histoire.  

Ensuite, le ton utilisé par les journalistes et présentateurs de la télévision francophone tranche nettement par rapport aux habitudes du temps. Média qui se développe d’abord à l’ombre de la radio, elle va gagner très rapidement une large autonomie, aidée par un cadre juridique favorable et des serviteurs d’une grande qualité.  

Enfin, et c’est certainement le plus important, ce sont les simples contraintes géographiques et sociales, qu’on ne retrouve qu’en Suisse et dans une moindre mesure au Grand-duché, qui expliquent pour une large part la spécificité du « paysage audiovisuel belge », où les productions télévisées des voisins ont souvent plus d’influence que les productions propres. Son industrie et son niveau de vie permettent au début des années 60 une percée foudroyante des téléviseurs dans l’immense majorité des foyers tandis que l’exiguïté du territoire facilite le câblage généralisé dès la fin de la décennie. Des événements nationaux  plus ou moins heureux permettent dès le départ une démonstration de la force évocatrice et de l’immédiateté de la télévision, bien supérieure à celle de la presse ou de la radio. Le pays est à la frontière de deux bassins linguistiques mais, si la tradition de l’influence anglo-saxonne chez les élites touche également les acteurs essentiels de l’histoire télévisée, la fascination surtout du côté francophone pour « ce qui se passe à Paris » et la tendance centrifuge du pays ne facilitent pas la poursuite d’une tradition culturelle commune face à un voisin à la langue et la culture impériales. 

Pourtant, dans les années soixante – quatre-vingt, la RTB engendre une école belge du documentaire historique coincée entre une influence française indéniable mais assez mineure, une influence anglaise fort grande et des préoccupations nationales issues de la tradition belge du documentaire historique et social. 

Si chez nous, tradition de la concertation et du compromis oblige, l’histoire est peu objet de polémiques, l’historiographique et le système scolaire expliquent pourquoi la période contemporaine est un excellent sujet d’émissions. Quand triomphe la télévision au début des années 60, l’histoire enseignée à l’école reste traditionnelle et ignore en grande partie le vingtième siècle. De plus, le temps passé depuis la deuxième guerre permet une évolution dans le regard porté au conflit. D’un traumatisme encore douloureux, il devient petit à petit objet d’intérêt au goût parfois saumâtre pour les acteurs, mais surtout un grand questionnement pour ceux de la « génération J3 ». La télévision historique comble à la fois un vide laissé béant par l’enseignement et explique aux témoins ce qu’ils ont vécu. Elle est aidée en cela par deux générations d’historiens, la première qui a vécu le conflit en tant qu’adultes, la deuxième qui en fait sa principale source d’inspiration, mais qui sont toutes deux très à l’aise dans les médias. L’école belge du documentaire historique télévisé est née de la rencontre entre ces historiens et des journalistes de la même génération.  

Reste à explorer la question de la forme et du fond. Beaucoup d’ouvrages et d’études, surtout français, envisagent brillamment l’histoire télévisée par ce biais. Pourtant, nous n’avons pas privilégié cette piste car très rapidement la télévision belge produit toutes les formes de l’histoire télévisée, de la dramatique au montage. La situation du pays au carrefour des télévisions voisines renforce encore la variété des formes historiques télévisées. Finalement, le choix de la forme dépend plus chez nous de contingences techniques et financières que de contraintes historiographiques ou politiques.  Si la Belgique a engendré une école documentaire historique spécifique, c’est aussi parce que notre télévision impécunieuse n’a pu se payer bien longtemps des dramatiques de prestige. 

Finalement, il semble bien que l’histoire télévisée de ce temps, à influence relativement limitée sur le spectateur, n’est souvent que le reflet des modes historiographiques et politiques de la société en général. Elle ne change pas grand chose à l’historiographie classique sauf permettre de défricher une voie pour l’étude de quelques tabous nationaux, essentiellement autour de la seconde guerre. Pourtant, la télévision belge francophone va construire pendant quatre décennies une image consensuelle de l’histoire belge, en reprenant à son compte, les habitudes de l’historiographie populaire à laquelle elle succède. Elle prend également la place de l’école et des piliers traditionnels dans la construction d’une image nouvelle de l’histoire du pays. En plus d’accompagner les mutations institutionnelles que connaît la Belgique de l’après-guerre, elle est le reflet de la mutation de la mémoire des conflits, simple reflet de la succession des générations.  

Si c’est bien la télévision belge francophone qui est au centre de cette étude, la situation que nous venons de décrire nous a obligé à élargir très vite notre champ de recherches. Géographiquement parlant, nous avons intégré toutes les télévisions qu’ont pu voir les spectateurs belges, quelque soient leurs moyens de captation. D’abord les chaînes uniques françaises, hollandaises et allemandes, puis les télévisions belges francophones et néerlandophones, enfin la télévision luxembourgeoise. Rapidement, les chaînes vont se multiplier, d’abord par la mitose des télévisions initiales puis par les progrès techniques qui permettent l’arrivée de programmes plus « exotiques » ou vraiment régionaux par le biais du câble puis du satellite.  Chronologiquement parlant, nous avons étudié ces émetteurs dès leur création ou pour la France et l’Allemagne de leur renaissance après-guerre.   Enfin pour la définition du programme historique, nous avons opté pour la simplicité en sélectionnant toutes émissions au regard rétrospectif qu’elles soient documentaires, tenantes de l’information ou fictionnelles. 

Sans surprise, c’est l’élaboration d’un inventaire exhaustif des émissions historiques diffusées dans les cadres précédemment définis qui a constitué la première étape du travail. Nos avons choisi le Télémoustique  comme hebdomadaire de référence car il fut dès l’avant-guerre le reflet de la radio de son temps et a repris cette habitude dès l’arrivée de la télévision. C’est aussi le seul magazine qui fournit uniformément les meilleurs programmes de télévision et cela sur toute la période de notre étude. Il fut bien sûr complété par d’autres dépouillements. 

Mais au-delà du travail classique de l’historien, nous avons été aidé par les circonstances et la chronologie. En effet, notre travail s’est déroulé sur une période charnière à la fois pour la télévision, les témoins et les institutions satellites qui subissent d’importantes mutations comme la fusion des groupes de presse, la clôture des grands projets historiques à la télévision, la banalisation du média, les départs massifs à la retraite des « grands anciens » ou l’abandon plus ou moins assumé de ses traditions par une télévision publique qui lorgne vers les recettes jusque là réservées aux télévisions privées.

Bref, nous avons pu bénéficier d’archives homogènes utilisées pour peu de temps encore par leurs créateurs mais qui n’ont pas encore été dispersées par le temps ou les restructurations. Elles étaient non seulement le témoin de l’histoire de la télévision mais aussi de l’histoire populaire et culturelle de la Belgique francophone. Sans être exhaustifs, on peut citer par exemple les fichiers papiers « bruts » de la filmothèque de la RTBF, les dossiers de programmes des archives Télémoustiques, les archives de Jours de guerre qui avaient elles-mêmes phagocyté les très riches archives Jacques Cogniaux dont les très précieuses « fardes d’émissions »,  les archives Télévision scolaire, les divers « fonds presse », les diverses bibliothèques personnelles ou spécialisées comme celle de l’Administrateur général. Nos enregistrements audio et vidéo systématiques, accompagnés d’une démarche tenant à l’archéologie audiovisuelle, ont permis également de composer un ensemble de programmes très utiles pour notre étude, d’un accès facile et direct. Il est vrai que nous avons été servi depuis le début des années nonante par la nostalgie qui semble fondre sur la télévision ; par l'édition de programmes anciens et par la multiplication des nouvelles chaînes rendant très communes les rediffusions de programmes mythiques d’abord, communs ensuite. 

Nos nombreuses rencontres avec les témoins des années héroïques de la télévision belge ont par contre été fort décevantes, essentiellement chez les personnalités majeures qui reprennent souvent une histoire maintes fois racontée auparavant. Par contre, les rencontres avec les personnalités moins exposées ont souvent été plus productives, même si la plupart du temps elles avaient beaucoup oublié. En définitive, ce sont les archives personnelles des interviewés, parfois quantitativement peu nombreuses, qui nous ont été les plus utiles. 

Finalement, on peut conclure cette très rapide et incomplète évocation par un constat de carence. En effet, sans même parler des « archives films » qui devraient  dépendre un jour d’un INA à la belge, l’accès aux sources éparpillées de notre histoire télévisée se révèle être un parcours du combattant dépendant souvent du bon vouloir et de la disponibilité du personnel des institutions contactées. Heureusement celle-ci est sans limite et ce travail n’aurait pu exister sans eux.

                                                                           

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Plus qu’un simple recensement, mes remerciements expriment bien une réelle gratitude à mes proches qui m’ont accompagné plus d’une décennie. D’abord Catherine, mon épouse qui a supporté un mari accaparé par un projet qui semblait utopique au début et qui s’est révélé pire encore par la suite. Elle m’a soutenu sans faille et doit être pleinement associée à la conclusion de cette thèse. Ensuite mes enfants Maxime, Pauline et Garance pour qu’ils me pardonnent d’avoir gâté leur enfance. Enfin Serge et Paulette qui n’ont jamais douté. Je remercie également mon maître de thèse pour son aide et ses conseils, ainsi que mes collègues de travail qui, en plus de supporter mes soliloques, m’ont souvent rendu d’utiles services. Je remercie également tous les responsables d’institutions qui ont souvent fait beaucoup plus que ce que leur demande la pratique habituelle de leur profession : le CEGES et particulièrement son directeur José Gotovitch de l’ULB, la "bibliothèque culturelle" de la RTBF, le SEGEC, l’Administration générale de l'Enseignement, les bibliothèques des sections d’histoire, de pédagogie et de communication de l’Université de Liège, les bibliothèques des sections d’histoire, de communication et de pédagogie de la KUL, la filmothèque de la RTBF. Je tiens à remercier particulièrement deux centres d’archives non institutionnalisés, l’un public, l’autre privé qui ont été remarquables. D’abord « l’équipe histoire » de la RTBF Charleroi car sans eux je n’aurais pu mener à bien ce projet. Ils m’ont reçu pendant plus de deux ans dans des conditions dont n’ose rêver un historien : relation de totale confiance, accès sans restriction aux archives, explication de textes, aide logistique, chaleur humaine. Ce fût un des plus beaux moments de ce travail. Ensuite, l’équipe des archives du groupe Médiaxis-Sanoma (Télémoustique) à laquelle je suis autant redevable pour les mêmes raisons. Qu’ils acceptent tous ma gratitude ainsi que tous ceux qui ont accepté de répondre à mes questions et qui ont dressé un saisissant portrait d’une génération. Enfin, je remercie le FNRS qui a rendu possible la conclusion de ce travail par l’octroi pendant un an d’une bourse spéciale de doctorat.

                                                                           

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La Belgique : un pays multiculturel coincé entre de puissants voisins

La Belgique, petit pays densément peuplé, séparé entre trois communautés linguistiques et coincé entre des voisins aux cultures impériales, ne peut développer une historiographie télévisée classique. L’essor de la télévision belge et son identité culturelle sont très influencés par ces contraintes linguistiques et géographiques.

Les contraintes linguistiques sont à l’origine du développement d’un paysage télévisuel commun aux pays multiculturels. En effet, alors que l’état était encore unitaire, dès la création de la télévision belge, l’Institut National de Radiodiffusion linguistiquement bicéphale qui existait déjà depuis les années trente, a dû doubler les structures d’une télévision moderne : émetteurs, matériel de reportage, matériel d’exploitation, centre de communication hertzien, locaux, personnel. Par contre, plus important pour notre propos, cette situation d’indépendance de fait, renforcée par l’évolution institutionnelle du pays dans les années septante - quatre-vingts et par des statuts très libéraux, va aboutir à un développement de plus en plus divergent des deux chaînes. Séparées non seulement par la langue mais aussi de plus en plus par un changement d’identité historiographique, chaque communauté regarde sa télévision et de plus en plus la télévision du voisin linguistiquement proche mais, ignore en grande partie le voisin d’au-delà la frontière linguistique. 

Enfin, quand on parle de la télévision en Belgique, on doit oublier la vision quelque peu exclusive voire nombriliste mais légitime qu’ont de leurs propres médias, nos grands voisins. En Belgique, parler d’audience, c’est parler non seulement de la télévision nationale mais c’est aussi parler de la télévision au-delà de la frontière. Pour les francophones, c’est parler de la France. En effet, dès sa création, la télévision belge subit la concurrence de son grand voisin à l’hégémonie culturelle bien affirmée. Si dans les années trente, Bruxelles est à bien des égards une annexe culturelle de Paris, c’est également un peu le cas dans les années 1953-1960 pour notre télévision francophone qui reprend de nombreux programmes de la RTF. Même lorsqu’elle s’émancipe du « relais de Paris » dont on apprécie assez peu chez nous la couverture de la guerre d’Algérie et de l’indépendance du Congo, elle est toujours comparée à sa grande sœur française, essentiellement pour ses programmes culturels. En effet, une bonne moitié des téléspectateurs belges la capte par l’intermédiaire de l’émetteur de Lilles-Bouvignie. Dans le milieu des années soixante, l’installation de la télédistribution étend la réception des chaînes françaises à tout le territoire dans des conditions de confort remarquables. Pourtant, ce ne sont pas les chaînes françaises qui sont le produit d’appel du câble mais bien la télévision luxembourgeoise très nettement axée sur le divertissement.

Pour montrer l’ancrage national de l’historiographie télévisée belge, y compris dans ses aspects commerciaux par le biais du canal privilégié de la télévision britannique, il faut d’abord décrire l’historiographie française telle qu’elle est vue chez nous, montrer en quoi elle a influencé nos programmes et pourquoi elle a été l’objet de comparaison, voire de polémique. 

 

L’école française du documentaire télévisé 

Vu de Belgique, la France est essentiellement un pourvoyeur talentueux de programmes, achetés ou plus simplement regardés en direct. Comme son homologue d’outre Quiévrain, le spectateur belge suit les programmes historiques de la télévision française, qui prennent essentiellement trois formes successivement « à la mode » : la dramatique historique puis après sa disparition la fiction à inspiration historique, le débat après une fiction introductive et le montage classique d’archives filmées. 

Nous ne retenons ici que les grandes lignes de ce que nous avons développé longuement dans notre corpus, d’autant que nous touchons des programmes mythiques de la télévision française qui ont été longuement analysés par les historiens locaux.  

C’est la Caméra explore le temps, qui est la forme la plus aboutie de la fiction historique télévisée française. Cette série qui veut satisfaire le désir de petite histoire du public qu’exprimait le succès de la revue Historia, connaît pourtant de nombreux descendants nettement plus réussis comme les dramatiques historico littéraires des années septante telle Les Rois maudits ou plus simplement les feuilletons à l’arrière-plan historique de « l’Ecole des Buttes Chaumont ». En fait, l’histoire n’est plus dans la fiction qu’un arrière fond, certes envahissant mais accessoire, utile pour aider l’imagination de réalisateurs toujours avides de beaux récits. Mais, au-delà de la nostalgie, c’est sans doute sa forme théâtrale plutôt que son fond historique qui la fait apprécier par un public belge qui aime tout autant les feuilletons ultérieurs. C’est l’illustration théâtrale de l’histoire qu’ils apprécient et non l’histoire d’un accès plus difficile.  

Au début des années soixante, ces glorieux ancêtres jouant de la dramatisation de l’histoire cèdent petit à petit le flambeau à une nouvelle vague de monteurs. Les dramatiques historiques ont encore la cote et attirent toujours le public, qui va pourtant leur préférer de plus en plus le travail des montreurs d’archives. A y regarder de plus près, le montage d'archives n'est pas plus en France que chez nous, une nouveauté. Il y existe une tradition du montage d’archives que la télévision ne fait qu’amplifier. A part le commanditaire et les moyens, rien ne distingue Nuits et brouillard, 14-18 nuit sur l’Europe ou Mourir à Madrid de Bir Hakeim ou des Grandes batailles. Curieusement, public belge et chroniqueurs donnent l’impression de croire à une plus grande objectivité de cette forme d’histoire télévisée alors qu’elle est autant scénarisée qu’une fiction.  

Enfin, dès 1967, l’histoire est très largement aux sources des Dossiers de l’écran, selon nous la vraie nouveauté de la télévision française qui mêle fiction et débats plus sérieux en réunissant spécialistes et témoins plus ou moins directs. Les historiens français ont beaucoup glosé sur la place prépondérante, puis de plus en plus déclinante de l’histoire dans les Dossiers, évoquant tour à tour « l’accompagnement pendant une vingtaine d’années des Français sur leurs lieux de mémoire », la primauté de l’histoire ne dépendant que de contingences politiques frileuses ou l'explication utilitariste d’un public réclamant des faits de sociétés. Nous nous permettons d’y ajouter simplement que la courbe du déclin des sujets historiques dans les Dossiers de l’écran, ne fait que suivre la courbe du déclin général des sujets historiques sur la deuxième chaîne française. Si la réelle invention est le débat, elle n’est pas surprenante si on pense que traditionnellement la France, c’est le verbe.  Pourtant, les Dossiers de l’écran ne sont pas les premiers débats de la télévision française mais ils ont inventé leur scénarisation, voire leur dramatisation. Ils deviennent tellement légendaires qu’ils seront même plus tard parodiés dans une « mise à l’abîme » étrange mais amusante par le cinéma. Comme pour la Caméra, la presse belge s’est posée la question de la part de comédie et d’invective réelle contenue dans les débats. On peut aussi se demander si le public belge ne s’y intéresse pas plus pour cet aspect spectaculaire que pour le sujet traité qui souvent sort de son cercle d’intérêt. 

Au-delà de la simple typologie des habitudes historiques télévisuelles françaises qui, nous le verrons, est sensiblement différente des habitudes belges, il est intéressant de savoir pourquoi, alors qu’ils traitent de sujets souvent purement hexagonaux, ces programmes sont suivis chez nous avec autant d’intérêt qu’en France. La première réponse semble évidente. La Belgique francophone est entièrement soumise à la culture impériale française. Nous avons les mêmes référents historiques, littéraires et culturels que nos voisins. Par contre, l’aspect formel de ces programmes peut expliquer l’universalité de la Caméra, des Dossiers, des Grandes batailles et de leurs filiations : le divertissement. Quelque soit sa forme, le public belge regarde donc avant tout une représentation plaisante de l’histoire. 

Nous n’entrons pas plus loin dans les détails, l’historiographie française l’a déjà fait avec talent. Pourtant, ces formes de télévision historique ont une influence certaine chez nous, allant jusqu’à susciter par imitation la création de programmes d’heureuse mémoire. L’Affaire Courtois en 1959 déjà s’inspire du succès d’En votre âme et conscience tout comme Entre chien et loup en 1960 imite les grandes fresques historiques aux sujets traditionnels et dramatisés venant de France. Ce qui n’empêche pas la RTB, même si ce n’est plus à la mode de puiser dans le stock de la RTF pour qui La Caméra explore le temps est un bon produit d’exportation. En dehors des dramatiques, les grands montages belges se développent en parallèle aux grands montages français tandis que La Chaise, ancêtre en 1964 des Télé mémoires s’inspire de Face-à-Face de l’ORTF. Enfin, du milieu des années soixante au début des années quatre-vingts, la télévision belge est coproductrice et diffuseur en avant-première des feuilletons historiques initiés par la télévision française.   

Plus surprenant est le nombre d’interférences, entre l’historiographie belge et française. Le terrain historique est l’occasion de comparaisons, voire de confrontations, sans que celles-ci ne prennent une forme réellement conflictuelle. Dans la plupart des cas, la France ignore totalement les remous qu’elle peut susciter chez nous, car par essence, si l’historiographie télévisée française influence par mimétisme ou rejet l’historiographie télévisée belge, le contraire n’est pas vrai. Encore aujourd’hui, la France télévisée et ses historiens ignorent la Belgique télévisée et ses programmes.  

On compte seulement une dizaine de programmes équivoques. Et à y regarder de près, ils témoignent plus de l’ignorance française de l’histoire ou de la sensibilité de leurs voisins francophones que qu’une réelle volonté polémique. Nous allons rapidement rappeler ces programmes déjà analysés en détail dans le corpus.  

En 1959, alors que la télévision belge se méfie de la vision française de l’actualité et particulièrement de la recension « particulière » de la guerre d’Algérie par le Journal télévisé de la RTF, d’ailleurs en grande partie à l’origine de la création de celui de la RTB, Le Nouveau journal de voyage qui envisage la colonisation française et belge en Afrique pratique une étonnante autocensure mettant un embargo à l’exportation du programme chez nous. Ils craignent que nous puissions être froissés des propos tenus dans l’émission. L’incident devient ridicule car l’épisode n’est pas repris par la télévision belge mais sera réservé au public français et donc aux Belges résidant dans la zone de débordement naturel de l’émetteur de Lille, soit une bonne moitié de la population du pays. 

Plus intéressant, le Journal de la Grande guerre permet également de déceler qu’elle peut être l’influence de l’historiographie française en Belgique. Le cas du programme du 3 juillet 1967 sur les mutineries de 1917 et leur répression dans les armées françaises est édifiant. La presse belge en parle comme d’un sujet brûlant entre tous « traité avec beaucoup de tact [comme] un sujet délicat ». Or, la Belgique est peu concernée par ces évènements et leur souvenir. Rappelons par exemple que notre pays fut un havre pour les frontaliers français voulant voir Les Sentiers de la gloire interdit chez eux. 

Parfois, au-delà des variétés et des fictions, la concurrence des programmes français touche les programmes historiques. A l’occasion des émissions sur Verdun, les deux télévisions envisagent de retracer la prise du fort de Douaumont en 1916. La RTB,  qui aujourd’hui s’en enorgueillit sans d’ailleurs rappeler l’incident, avait déniché à Hambourg le lieutenant allemand von Brandis qui, un peu par hasard et dans un quiproquo presque comique, avait avec quelques hommes pris le fort de Douaumont. Malheureusement, ce beau coup est bêtement gâché. Les Français qui possèdent également une interview de von Brandis, la diffusent exactement à la date anniversaire tandis que la RTB respecte le planning du Journal et est grillée d’une semaine. A l’occasion de deux programmes semblables, on voit clairement que les deux télévisions sont franchement concurrentielles et cela sans attendre les années quatre-vingts. L’autre avantage pour nous de la diffusion parallèle des Verdun français et belge est qu’elle permet par l’étude de la presse de saisir quelle formule a la préférence du public. Il semble que le système belge qui tend à une certaine exhaustivité ait la préférence au single shot français qui privilégie l’intelligibilité immédiate.  

On peut aussi souligner la différence dans la manière d’aborder les anniversaires par deux émissions historiques phares des années soixante. En Belgique 14-18, le journal de la Grande guerre consacre 61% de ses émissions à l’analyse d’événements ponctuels mais anniversaires du mois de diffusion. Les autres sont au moins « dans l’air du temps » du semestre anniversaire. Par contre La Caméra explore le temps" flambeau de la première chaîne française à la même époque, consacre seulement 10% de ses émissions à l’anniversaire d’événements historiques (et encore sauf exception, ces anniversaires sont aussi éloignés que 160 ans ou 2XE "2"10 ans). Cette différence dans la manière d’envisager l’émission historique peut s’expliquer, au-delà de la volonté d’attirer le chaland par la conception même de l’émission, ou mieux encore par le choix de la période étudiée. En fait, comme nous l’avons déjà dit, dans la forme La Camera explore le temps reconstitue et 14-18  met en scène. La télévision a besoin d’images pour monter son spectacle, fut-il historique. Tous ceux qui voudront s’essayer au genre devront pour rendre vivantes leurs créations monter un document sur un thème pour lequel nous disposons d’images. Dans les années cinquante - soixante on a recours à la dramatique, plus tard au montage d’archives, ce qui explique d’ailleurs pourquoi l’histoire contemporaine et particulièrement le 20ème siècle se taillent la part du lion parmi les émissions historiques à la télévision. Mais, si les télévisions françaises et belges suivent cette évolution, c’est la RTB qui s’y met « systématiquement » avant les Français. Rapidement, des monteurs comme Rossif ou Turenne, produisent des montages fort semblables qui, sans atteindre la longueur de 14-18, aboutissent à l’idéal du genre dans Les Grandes batailles

Autre preuve de l’influence historiographique française sur la Belgique est la commémoration de la Commune de Paris. Si la télévision française, au contraire de ce qui s’écrit aujourd’hui en France, célèbre entre 1968 et 1971 le souvenir de l’année tragique avec cinq documents, trois débats et trois fictions dont un Dossier de l’écran et une Télévision scolaire, la télévision Belge met en chantier deux productions propres sur le sujet et reprend la série de causeries d’Henri Guillemin produite par la télévision suisse. Or, moins encore que dans le cas des fusillés pour l’exemple et de Verdun, notre pays est impliqué dans les événements commémorés cette année.  

On retrouve le même phénomène en 1989 car la contagion du bicentenaire de la révolution française, prend chez nous des proportions aussi remarquables qu’en Grande-Bretagne ou qu’en Allemagne. C’est ici une preuve indirecte de l’influence culturelle et historiographique de la France au-delà de son bassin linguistique, tempérée par les très faibles allusions à l’évènement sur la BRT et la télévision hollandaise. Il est vrai que pour la Belgique francophone, l’exemple est moins frappant que le précédent car la simultanéité des révolutions brabançonne et liégeoise suscite aussi bon nombre de programmes mis en chantier par un centre de production régional qui ne laisse pas passer l’occasion et tandis que notre territoire est deux cents ans plus tôt rapidement rattrapé, à son corps défendant, par les événements célébrés cette année. 

Parfois, les interférences prennent un ton plus désagréable car la vision française de l’histoire en général et de notre histoire en particulier peut nous choquer. En 1973, la RTB n’a par exemple diffusé qu’un seul épisode de la série C’était hier qu’elle a pourtant achetée car elle estime qu’elle donne une vision trop française de l’histoire, ce qui n’est pas faux mais pas plus envahissant que pour les séries historiques françaises habituelles. La même année, l’épisode La bataille d’Allemagne de la série Les Grandes batailles essentiellement consacrées à la Bataille des Ardennes perd une bonne partie de son intérêt pour le spectateur belge. En effet, ses omissions, ses erreurs de détails ou ses choix de témoins étranges entament sa crédibilité. C’est le même défaut véniel qui entache la biographie Jacques Brel de Frédéric Rossif où se multiplient simplifications et ignorance face à la Belgique d’auteurs français pour qui c’est la brousse hors de Paris. En 1984, La Guerre d’Algérie de Channel four adapté en français par la RTBF est ignorée puis sabotée par la télévision française uniquement parce qu’elle est réalisée par d’autres. Pourtant, dans une large mesure, la télévision française ignorait la vision purement historique de l’évènement. Les approximations, voire les erreurs du Dessous des cartes sur la Belgique en 1999 sont l’une des dernières interférences qui choquent quelque peu la presse.  

En fait, on en vient à se demander si ce que reproche le spectateur belge à ces programmes n’est pas simplement d’être des programmes français et d’avoir une vision hexagonale de l’histoire. Comme la vision française de l’actualité justifie l’abandon du relais de Paris pour créer un Journal télévisé indépendant, ces incidents justifient à posteriori et sans d’ailleurs y faire référence, la volonté de la RTB déjà expliquée dans la Conférence professionnelle Télévision et histoire de 1967, de produire des émissions historiques intéressant particulièrement le public belge. C’est d’ailleurs la philosophie générale de la chaîne qui choisit souvent cette voie, y compris dans des programmes récents comme Jours de Guerre, sous-titrée La Guerre vue par les Belges, ou comme dans Les Années belges qui prend sa suite. Cette polémique n’a de toute façon aujourd’hui plus lieu d’être puisque la télévision belge, à de remarquables exception près, semble abandonner cette habitude quarantenaire pour préférer l’achat de produits internationaux, certes d’excellente facture, mais où notre spécificité est totalement absente. 

Moins polémique est ce que l’on peut appeler les refuges respectifs. Télévision française et télévision belge ont permis la diffusion de programmes que les chaînes d’origine tardaient, pour toutes sortes de raisons, à mettre en chantier ou à diffuser.  

Il faut bien reconnaître que la Belgique précède souvent la France dans la diffusion de programmes : la pièce d’Alain Decaux Les Rosenberg ne doivent pas mourir quatre ans avant la télévision française pour qui travaille pourtant son auteur,  Le Chagrin et la pitié ou Français si vous saviez. Par contre, et l’impact sera plus grand chez nous, ce sont les Dossiers de l’écran qui diffusent La Question royale de Christian Mesnil suivi du débat L’Affaire Léopold III divise la Belgique. Le film, amputé des interventions des historiens présents au débat, est très bien suivi en Belgique, comme en témoignent les mille deux cents appels reçus dont la majorité viennent de spectateurs belges. Le débat a certainement surpris les spectateurs français et n’a pas apporté de révélations capitales en regard de l’intérêt sulfureux que la presse lui porte. Elle a d’ailleurs certainement été influencée par la position dominante d’Antenne 2, à l’époque la chaîne française la plus regardée chez nous, et par les interviews accordées par Christian Mesnil, qui grandit sa tâche en mettant l’accent sur des difficultés réelles ou imaginaires. 


L’école belge du documentaire télévisé 

La multiplicité et la richesse des programmes historiques français peuvent sembler écraser l’historiographie télévisée nationale. Pourtant, si l’on s’en tient aux chiffres bruts et aux programmes historiques, la comparaison entre les deux pays n’est pas toujours au bénéfice des chaînes françaises. Dans la décennie 1960-1969, la seule RTB produit avec une seule chaîne seulement dix-sept programmes historiques de moins que la télévision française avec ses deux chaînes et des moyens sans aucune mesure. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce goût de la RTB pour l’histoire. D’abord l’existence depuis les années vingt en Belgique d’une tradition du documentaire à destination du cinéma. Ensuite, les circonstances de la création d’une télévision qui concentre des talents frondeurs à qui on laisse une presque totale liberté. Ils ont le goût de l’histoire contemporaine spectaculaire, essentiellement de la période 1914-1950, mais ils doivent aussi inventer par manque d’argent des formes nouvelles de documentaires télévisés. Enfin, la rencontre entre une télévision et un public frustré d’histoire contemporaine par un système scolaire des années soixante où l’histoire se termine en catastrophe au sens propre comme au sens figuré par l’invasion du pays en 1914. 

En Belgique, nous ne pouvons développer bien longtemps un triptyque historique tel que la France l’a développé, essentiellement pour des raisons budgétaires. En effet, dès ses premières années, la télévision belge est chroniquement en manque d’argent. Il est donc impossible pour elle de réaliser bien longtemps des dramatiques de prestige type Caméra ou même de produire en propre des séries entières. Pour la fiction, elle doit se rabattre au mieux vers les coproductions où elle est très minoritaire ou plus simplement vers l’achat pur et simple. Il est incontestable, que la télévision belge caresse le même projet que la télévision française d’adapter dans des dramatiques des points plus ou moins anecdotiques de son histoire. Quelques programmes sont d’ailleurs réalisés, mais elle doit rapidement limiter ses ambitions. Reste les débats suivant une fiction et les montages documentaires. Pour les premiers, si un clone des Dossiers de l’écran est bien créé, les fictions à l’origine du débat sont essentiellement issues du cinéma tandis que la France n’hésite pas à mettre en chantier de nouvelles dramatiques entièrement dédiées au programme.  

Enfin, si le documentaire historique « à la belge » reste le cheval de bataille de notre télévision, il reste essentiellement orienté vers l’histoire nationale, voire locale. Bien sûr, c’est un choix éditorial tant pour le fond que pour la forme, mais il permet la production de programmes à des coûts nettement moindres que le montage traditionnel français. Un témoin, un journaliste ou un plan de paysage coûte nettement moins que le même minutage d’archives. Nous devons toujours avoir en tête lorsque nous parlons de la production historiographique télévisée belge que ces restrictions liées aux moyens, comme d’autres contraintes bassement matérielles, pèsent sans doute plus que toutes les autres volontés dans la détermination de la forme de notre historiographie télévisée. 

Face à la multiplicité des formes que prend l’histoire télévisée française, la Belgique développe donc une spécialité : le « documentaire historique à la belge » au croisement des influences d’une tradition, d’hommes, de moyens et de désirs. 

Pour plus de trente ans, 14-18. Le Journal de la Grande guerre  lance l’habitude de produire des émissions télévisées à la RTB, tout en validant l’habitude d’user et d’abuser des prétextes anniversaires. On assiste aussi ici à la création d’un véritable pool historique efficace et organisé tel que celui de la BBC. Malheureusement, comme pour Jours de guerre plus tard, il ne sera pas exploité à la hauteur de ses capacités après la clôture de la série. Jusqu’en 1989, il n’y a plus d’équipe histoire réellement structurée à la RTB, même si des individualités brillantes reprennent la tâche. 

La série permet à la RTB de s’interroger sur le sens qu’elle veut donner à l’histoire télévisée et surtout de dresser un cahier des charges pour les futurs programmes : nécessité d’établir un équilibre entre raisonnement historique et exigence du spectacle télévisé, nécessité de soigner l’insertion judicieuse des documents et des faits historiques dans une trame dramatique, nécessité de collaborer avec les historiens, interrogation sur la fonction du journaliste–présentateur désigné comme médiateur entre le document et le spectateur . 

Même si, aujourd’hui encore, on ne sait pas répondre à la simple question de savoir qui doit avoir le dernier mot dans la réalisation d’une émission historique à la télévision (l’historien et la rigueur de sa méthode ou le réalisateur qui doit faire un spectacle qui plaît), la série consacre la collaboration avec les historiens professionnels, non seulement pour la collecte de la documentation générale, le dépouillement et la recherche de première main mais également en ce qui concerne la réalisation des interviews de nombreux témoins.  

Paradoxalement, le triomphe de la série sur la première guerre signe également la quasi disparition de la période à la RTB. C’est la deuxième guerre qui est au centre des préoccupations historiques de la chaîne dans les années 1969-1995, de Vingt-cinq ans après à Jours de guerre. La première guerre revient plus fréquemment sur les écrans à partir du milieu des années nonante mais souvent par l’intermédiaire de programmes français ou de la BRT. Cette mutation de l’historiographie télévisée est parallèle à la mutation que connaît l’historiographie générale. 

Le 14-18. Le Journal de la Grande guerre ne révolutionne pas l’historiographie générale à l’exception peut-être de la sauvegarde des témoignages, humainement passionnants mais souvent de seconds couteaux. En effet, l’émission ne suscite pas de publications particulières mais est le reflet des travaux des historiens et des publications du temps qu’elle utilise abondamment. 

Même s’ils reprochent aux auteurs d’abuser des reconstitutions, des mises en situation et de ne pas hésiter à faire passer des films de fiction pour des documents d’archives, les historiens professionnels sortent gagnants de la série. Ils passent rapidement du statut d’auteurs de livres plus ou moins populaires à celui d’acteurs au sens propre. Ils apparaissent dans les programmes, acquièrent une notoriété et deviennent des vedettes de l’histoire télévisée (Bernard, Goriely, Stengers). 

14-18 est le triomphe de l’application à l’histoire de la « méthode Mordant » que le journaliste avait inventée dans la série Wallonie. Elle mélange une insolence certaine, un goût pour la rigueur des sources, un talent d’acteur, une didactique intelligente et un sens certain du spectacle. Pour ces trois derniers points, nous nous permettons dans un scandaleux anachronisme de les comparer avec l’inventivité de C’est pas sorcier. 

La forme choisie est dans l’air du temps. La série abandonne la reconstitution dramatique pour la dramatisation des scénarios. Comme l’avait fait peu avant la BBC et comme le fera la France quelques années plus tard, la RTB choisit d’abandonner la reconstitution dramatique pour la mise en scène des images d’archives. 

14-18  est aussi le terrain d’entraînement d’une génération de jeunes journalistes et réalisateurs, aujourd’hui disparus des écrans, qui appliquent à l’histoire, avec une inventivité innocente, les méthodes du reportage d’actualités. Elle est à la source de ce que l’on peut appeler « l’école belge du documentaire historique télévisé » et c’est sans doute le principal acquis de la série. 

L’aboutissement de séries de grande envergure suscite des interrogations dans les équipes de réalisation et de direction. Faut-il poursuivre sur le succès initial en profitant de l’équipe réunie et de l’existence d’un public potentiel ou « limiter les frais » en redistribuant les équipes et les moyens vers d’autres projets. Logiquement, c’est la BBC qui s’interroge la première. Fin 1964 déjà, elle annonce qu’elle prépare une suite à La Grande guerre qui vient de se terminer. Le projet est confié au même auteur, Tonny Essex qui produit en 1966 la série en treize épisodes The Lost peace. Englobant la période qui s’étend de 1918 à 1933, le titre fait référence au livre La faillite de la paix de l’historien français Maurice Beaumont. 

La télévision belge vit également les mêmes questionnements en 1967, longueur de la série oblige. A la lumière de l’expérience du Journal de la Grande guerre, elle organise une conférence professionnelle intitulée Télévision et histoire. Elle réunit réalisateurs, journalistes et historiens dont Jean Stengers (ULB), Raymond Rifflet (Centre universitaire d’Anvers), Henri Bernard (ERM), Georges Goriely (ULB) et Van Swieten (Centre universitaire de Mons). Après l’introduction de Robert Wangermée, on y diffuse une sélection d’extraits de programmes historiques du moment : le 14-18 belge, La Grande guerre anglaise, trois séquences du Notre siècle du réalisateur Hongrois Peter Bokor, et un extrait du Roi Pahaut. La discussion qui suit est remarquable car elle dresse un inventaire presque exhaustif des problèmes et questions que peuvent susciter un programme historique télévisé : difficulté liée à la recherche des informations de base, difficulté d’établir un équilibre entre raisonnement historique et nécessité du spectacle télévisé, difficulté d’insérer judicieusement documents et faits historiques dans une trame dramatique, question de la collaboration plus ou moins conflictuelle entre historien et journaliste, interrogation sur la fonction du journaliste présenté comme médiateur entre le document et le spectateur. 

Mais, cette conférence est surtout le symbole de la prise de conscience par la télévision que le montage historique, sur un sujet belge lié aux deux conflits mondiaux, est un genre qui trouve naturellement sa place dans ses grands classiques. Les intentions de poursuivre et systématiser l’expérience sont clairement expliquées. On envisage la préparation d’une série ultérieure qui porterait sur la période de l’entre-deux-guerres et dont la réalisation se ferait à partir de l’expérience acquise. Elle consacre la collaboration avec les historiens professionnels, non seulement pour la collecte de la documentation générale, le dépouillement et la recherche de première main mais également en ce qui concerne la réalisation des interviews de nombreux témoins. On verra souvent dans ces futures émissions les historiens présents à la conférence et plus tard la génération de ceux qui gravitent autour du Centre de recherche et d’étude historique de la seconde guerre mondiale.

Elle dresse également un véritable cahier des charges pour les futurs programmes d’histoire contemporaine à la RTB : dix-huit ou vingt émissions échelonnées sur trois ans, émissions synthétiques traitant des grands thèmes de la période 1918-1940, illustration d’évènements survenus à l’étranger uniquement dans la mesure où ils ont eu des répercussions sur la vie des Belges, travail agencé de façon à pouvoir « répondre aux préoccupations de l’homme d’aujourd’hui » pour « ne pas faire de l’histoire pure et désincarnée ». On trouve donc ici les germes de L’entre-deux-guerres mais moins certainement de Vingt-cinq ans après, car le projet s’arrête prudemment à 1940. 

Contrairement à la France, après une série marquante, la Belgique a mené une réflexion fondatrice d’une école historique télévisée. Jusqu’aux années nonante, elle en respecte les grandes lignes : étude des années 1930-1945, priorité à la Belgique en propre ou à travers l’histoire de ses puissants voisins, intérêt pour des sujets assez spectaculaires ou qui touchent encore le spectateur, collaboration sous formes diverses avec les universités et les centres de recherche de la mise en images de leurs travaux à l’apparition du professeur sur les écrans, mise au point d’une forme classique de montage pourtant dramatisée. Histoire contemporaine, histoire belge et série sont donc les concepts clés de l’histoire à la RTB et c’est à 14-18. Le Journal de la grande guerre qu’elle le doit. 

Au-delà de son importance dans la réflexion théorique, il faut bien avouer que pratiquement 14-18 et conférences professionnelles ont eu une influence modérée sur la suite. Si méthode et thématique sont précisées et respectées, on n’aboutit pas à la création d’une véritable équipe histoire à la RTB. C’est toujours le goût de certains réalisateurs et journalistes pour l’histoire qui les amène à réaliser des programmes historiques. En fait, l’équipe histoire est essentiellement composée de Jacques Cogniaux, d’Ariane Brunfaut sa secrétaire et souvent de Philippe Dasnoy qui d’ailleurs est le responsable en titre « des émissions historiques à la télévision » en 1971-1972 mais qui laisse une grande latitude à son réalisateur. Jacques Cogniaux se consacre presque exclusivement aux émissions historiques et, par habitude, tout le monde accepte à la RTB d’institutionnaliser cette petite équipe mais en se gardant de l’officialiser. 

 

La politique d’achat et d’adaptation 

La dernière originalité de l’histoire télévisée belge est la propension à l’achat de séries, essentiellement anglo-américaines au nord du pays et franco-anglaises au sud. La RTB se fait même une spécialité de l’adaptation de produits britanniques souvent « à la sauce belge ». 

La télévision belge, francophone comme néerlandophone, prend l’habitude dès sa création d’acheter des programmes historiques à l’étranger, américains au début des années soixante, britanniques ensuite. La RTB va en plus, comme le fait la BRT pour la télévision hollandaise, reprendre tel quel des programmes français de prestige d’abord en direct, puis en différé lorsque la technique le permet. 

En plus des formes classiques d’achat, la RTB impécunieuse va se lancer à corps perdu dans les coproductions de documents ou de feuilletons historiques, soit en produisant un épisode contre la location gratuite de l’ensemble de la série, soit en fournissant pour les mêmes avantages, les services logistiques du tournage de plusieurs épisodes chez nous. Pourtant, c’est une autre forme de coproduction historiques qui va devenir dans les années septante, la spécialité originale de « l’équipe histoire » de la RTB. Jacques Cogniaux qui, en plus de sa production propre doit fournir deux ou trois autres documentaires par an, va adapter en français des productions britanniques, essentiellement de Peter Beatty avec qui il s’entend très bien, selon la formule très économique de l’abandon des droits d’adaptation contre la diffusion de la série ou du documentaire en français.  

Cette méthode a involontairement des conséquences historiographiques intéressantes pour notre télévision. En effet, les sujets historiques étudiés par les britanniques précèdent de quelques années l’historiographie belge. Elle profite, d’une vision nouvelle de l’histoire s’ajoutant à sa vision propre et, par contagion culturelle à la vision française. On peut donc dire sans aucun doute que l’historiographie télévisée belge, en raison du manque d’argent et des coproductions, est coincée entre les visions nationales, britanniques et françaises de l’histoire. La télévision française au contraire, fidèle au principe d’Astérix, produit essentiellement seule jusqu’à refuser les productions étrangères sur des points de son histoire qu’elle n’étudie pourtant que très partiellement.

Enfin, au début des années quatre-vingts,  on assiste à une diversification importante des sujets étudiés par les émissions historiques au détriment des grandes séries rétrospectives. Si des préoccupations nouvelles apparaissent comme l’histoire des gens ou l’histoire culturelle, on ne peut pas dire qu’un genre domine les autres. Il est difficile de savoir pourquoi. Si les auteurs français ont tendance à attribuer le phénomène à une révolution historiographique touchant l’étude de la seconde guerre et au triomphe à la télévision de tenants de l’histoire universitaire, voire de l’école des Annales, nous sommes plus mal à l’aise en Belgique pour adhérer sans réserve à ces hypothèses. La RTB connaît le même phénomène et chez nous les historiens professionnels sont souvent conseillers, auteurs de scénarios ou « censeurs » et cela des premiers programmes historiques jusqu’aux années nonante.  

Le phénomène correspond aussi à l’éclatement de l’ORTF, au développement d’une philosophie concurrentielle entre les chaînes en France et au dédoublement des canaux en Belgique. Nous nous demandons si cette diversité n’est pas simplement issue de la nécessité de trouver des sujets nouveaux pouvant attirer le chaland dans un contexte de déréglementation où chaque télévision produit, comme si elle était seule sans une certaine coordination qui existait en France avant 1975.  

Dans le même ordre d’idée remarquons la multiplication des séries documentaires parfois en coproduction ou produites au moins en partie par la télévision française, qui sont vendues « clé sur porte ». Elles inondent les télévisions voisines, y compris la RTB. Le phénomène noie également les productions nationales dans la masse des séries françaises comme celles de Costelle – Turenne que la RTB a toutes reprises. Si l’INR a créé à ses débuts un service information et des émissions documentaires propres pour s’émanciper « du relais de Paris », nous nous demandons si elle n’est pas retombée rapidement, en raison de sa politique de coproduction de fictions et d’achat de séries historiques prestigieuses, dans une suggestion à la vision culturelle ou historiographique française. On observe d’ailleurs le même phénomène quand La sept devient Arte. Les programmes d’origine allemande y ont tendance à présenter une vision de l’histoire qui n’est pas toujours celle d’un public français, voire francophone. 


Polémique, censure, tabou et scandales
 

L’histoire télévisée chez nous est très consensuelle à l’image d’une télévision qui l’est tout autant. Même si ses membres revendiquent souvent un « journalisme de combat », on compte chez nous peu de scandales majeurs, sans doute parce que la télévision est institutionnellement le reflet d’une population où la tradition est au compromis et à la discrétion.   

Historiquement parlant, la décolonisation [voir communication suivante]

Pourtant l’histoire à la télévision belge n’est pas toujours un long fleuve tranquille. Elle est traversée par des remous qui prennent parfois une tournure démesurée. En effet, par un curieux phénomène de loupe, la télévision va amplifier des incidents qui seraient restés assez mineurs dans la littérature historique.  

A un moment où la télévision devient le principal média du pays, la RTB passe pour un « nouvel instituteur » tant dans le fond que dans la forme. Mais cette situation inédite dans la transmission du savoir et de la mémoire, éveille une contradiction entre la version familiale ou scolaire traditionnelle de l’histoire et celle que donne la télévision. C’est en bonne partie de cette contradiction que naissent les rares polémiques de l’historiographie télévisée belge. C’est tellement vrai que le temps va rendre ces polémiques rapidement obsolètes, même pour les plus insurmontables. 

On trouve de tout, en petite quantité certes, de l’incident mineur reflet de la mauvaise humeur d’un groupe d’intérêt au tabou le plus absolu. Or il est parfois difficile de hiérarchiser ces remous qui prennent dans la presse, bien contente de mettre des bâtons dans les roues d’un média qui grignote son influence, des proportions parfois démesurées sans rapport avec leur importance réelle.

Des incidents personnels prennent dans les années 60, des proportions étonnantes à l’image de l’Affaire Van Meegeren imprudemment évoquée par Georges Van Hout dans A couteau tiré ou de l’Affaire du remorqueur Atlas 5 évoquée par Le Journal de La Grande guerre. Si la première sent le souffre et a certainement dû exciter l’intérêt de l’auteur, la seconde prend un écho disproportionné dans la presse et suscite une débauche d’énergie de la part des opposants. Ce qui est le plus surprenant, c’est que ces polémiques personnelles sont liées à des points franchement mineurs de l’histoire tandis que d’autres épisodes vraiment importants ne suscitent pas de critique. Les réactions sont épidermiques et sentimentales mais nullement historiques. Elles vont d’ailleurs souvent s’éteindre parce que la presse passe à autre chose ou parce que l’unique intéressé disparaît. 

Les incidents portés par les groupes d’influence sont plus intéressants car ils révèlent l’importance chez nous des associations et de leur lobbying. Ce n’est d’ailleurs pas surprenant car le développement politique du pays, voire son organisation institutionnelle, est porté par un phénomène de pilarisation qui trouve son expression populaire dans le développement associatif. La presse par exemple ne réagit presque jamais selon la valeur intrinsèque de l’émission ou de son sujet mais selon, au mieux l’appartenance politique du journal, au pire selon ses à priori ou selon ses « rancœurs historiques ». Les partis politiques mettent aussi parfois leur grain de sel dans l’une ou l’autre polémique comme simple relais ou parce qu’ils sont impliqués en tant qu’organisation dans l’évènement historique envisagé. 

Les associations d’anciens des conflits mondiaux, au sens le plus large du terme car ils n’ont pas toujours été combattants, sont le premier type de polémistes organisés qui trouvent dans l’histoire télévisée, un bon moyen d’occuper leur retraite tout en se persuadant qu’ils jouent encore un rôle dans la société. Or, comme l’affaire Sous l’occupation le montre bien, pour l’essentiel leurs arguments trouvent origine dans des rancœurs personnelles, dans la mauvaise compréhension des intentions des réalisateurs, dans la mauvaise humeur d’une génération qui se sent dépossédée d’une identité vieille d’un demi-siècle ou simplement dans le rejet d’une télévision reflet du modernisme d’une société qui les marginalise de plus en plus ou qu’ils ne comprennent plus. Si dans un premier temps un historien peut se sentir attaqué dans ses compétences par la prétention de témoins qui dans leur position à l’époque ne pouvaient avoir qu’une vision très parcellaire des évènements, il faut relativiser la portée de colère aux proportions outrancières mais sans effet historiographique. 

D’autres groupes d’intérêt moins actifs vont développer une action ponctuelle autour de programmes les impliquant directement. Paradoxalement, leur situation est plus confortable vis-à-vis des journalistes et des historiens qui les conseillent. Leurs critiques ne portent pas sur de vagues questions morales ou de société mais sur des questions historiographiques en voie d’épilogue. Ils trouvent souvent un accueil favorable à leurs revendications précises et clairement identifiées. Par exemple, les protestations des anciens du Congo, qui estiment que les auteurs de Boula Matari présentent la colonisation de façon univoque vont pousser une télévision qui ne demande pas mieux à accompagner la rediffusion de débats où ils seront présents. Il est vrai que nous avons vu que le Congo n’a jamais vraiment été chez nous objet de polémiques historiques graves. Les réserves des Malgré eux des cantons de l’est sont eux aussi prises en compte dans le débat francophone suivant la première émission de La Collaboration. L’occupation dans les cantons de l’est et ses conséquences n’est pas en Belgique un sujet réellement tabou non plus mais laisse plutôt « un goût amer », surtout dans les cantons eux-mêmes. Les autres s’en moquent même si une quinzaine d’années avant que le sujet ne deviennent commun dans les programmes historiques, Mémoire singulière proposait déjà une mémoire croisée entre Malgré eux belges et Alsaciens. 

Enfin, les politiques aussi peuvent intervenir plus directement dans l’historiographie télévisée avec une efficacité proportionnelle à leur influence dans le Conseil d’administration de l’institut. S’ils n’ont plus d’influence réelle dans la vie du pays, ils jouent des techniques de lobbying classiques des groupes d’intérêts minoritaires : condamnation dans la presse inféodée, lettres de lecteurs et de personnalités complices indignées, appel au respect des minorités, demande de droit de réponse, appel aux relais amis, interpellation parlementaire et recours auprès du Ministre de tutelle de la télévision. C’est le cas par exemple dans l’incident autour de la séquence consacrée à Julien Lahaut dans le jeu Risquons tout où le présentateur envisage trois hypothèses sur les auteurs de l’assassinat dont celle plus qu’illusoire, même en 1984,  d’assassins communistes. La réaction du parti est immédiate mais, comme souvent dans le cas de polémiques mineures autour de l’histoire télévisée, elle vise une autre cible que le groupe minoritaire ne peut atteindre sans se discréditer. D’autres groupes moins nettement identifiés mais plutôt gauchisants, usent aussi de la télévision et de l’histoire pour faire passer un message polémique. Partant de la dénonciation de la réduction du nombre d’heures d’histoire dans l’enseignement elle dérape rapidement sur la question du peu de conscience historique des jeunes en raison de leur  dépolitisation regrettée. L’argument, couplé à celui de la crainte de la résurgence du fascisme facilité par ce manque de conscience politique des jeunes, fait aussi les beaux jours d’associations de déportés politiquement proches qui en font jusqu’aujourd’hui leur fond de commerce. 

Mais il est illusoire de penser que seule l’histoire télévisée subit ces influences. On peut même dire qu’elle est relativement protégée. En effet, attaquer un programme historique demande au moins d’y être impliqué ou d’y être sensible. Or le temps est assassin car d’autres sujets de polémiques plus politiques vont passionner ces groupes d’intérêt et les détourner de l’histoire : les camps dans les années septante – quatre-vingts, la lutte tiers-mondiste ou environnementale dans les années nonante et l’alter mondialisme après. D’autre part, la présence massive des historiens professionnels, dans les coulisses d’abord puis plus visiblement, rend plus hasardeuse la polémique historique car il est plus difficile pour un activiste de « chatouiller » un professeur d’histoire universitaire qu’un journaliste formé sur le tas. 

Reste les réels points de tension dans l’historiographie télévisée francophone : collaboration, Léon Degrelle et Question royale. 

Dès Le journal de la Grande guerre, la collaboration flamande pose quelques problèmes à la RTB. Le temps qui passe et peut-être la prise de conscience que ces activistes avaient de justes revendications, ont pu laisser croire aux auteurs que ces programmes seraient accueillis avec sérénité au sud du pays. Mais on ne peut pas dire pourtant que l’activisme laisse de bons souvenirs du côté francophone. Si en 1966, l’évocation de la flamandisation de l’université de Gand racontée par un des étudiants flamands, ne suscite que de molles réactions essentiellement sur le choix malheureux du moment, en 1967 par contre, les deux émissions sur l’activisme entraînent une réprobation unanime de tous les périodiques francophones qui regrettent que l’émission n’ait pas parlé des militants de la cause flamande qui n’entrèrent pas dans ce jeu de l’occupant. Ce n’est pas faux, mais dire que 14-18 est un  plaidoyer pour l’activisme et le Conseil des Flandres est exagéré. En 1968, l’épisode consacré au Frontisme connaît une destinée mouvementée. Postposé deux fois, la presse crie à l’autocensure. Effectivement Jacques Bredael semble avoir tenu compte de la principale critique faite à propos des activistes en rappelant lourdement qu’ils n’eurent jamais une large audience populaire et que le peuple flamand fut dans son immense majorité violemment hostile aux traîtres. Mais ensuite, il raconte sans réprobation la désertion de deux militants frontistes traversant les lignes ennemies pour entrer en contact avec les leaders activistes et explique brutalement leurs principales motivations. Quelques soient les reproches, vrais ou faux, le malaise de la presse francophone devant ces épisodes originaux naît du fait qu’ils expliquent en détail les motivations d’un mouvement jusque-là envisagé dans un contexte passionnel ou réprobateur. Dans ces polémiques sur l’activisme ou le Frontisme, c’est le statut d’événements fondateurs du mouvement flamand contemporain qui est en cause. De plus, la tension communautaire qui se développe et qui connaît en 1968 une poussée violente, et l’affaire Verbelen qui rappelle la collaboration de l’autre guerre, ne contribuent sans doute pas à calmer les inquiétudes des contradicteurs de l’émission.

Paradoxalement, la collaboration flamande lors des deux conflits mondiaux ne semble poser problème que pour la première guerre car la diffusion française des programmes de Maurice De Wilde ne suscite vraiment d’émotion côté francophone que pour les interventions de Léon Degrelle, beaucoup moins pour les épisodes sur la monarchie même si le Roi est intervenu et encore moins pour les épisodes sur les militaires et les mouvements flamands au sens strict. Ce sont les plus mauvaises audiences de la série. Evidemment, la présence d’historiens réputés dans les divers Comités entourant Maurice De Wilde et surtout le fait que le programme est flamand ont pu en limiter l’aspect scandaleux. Mais nous croyons plus simplement que la simple présence de Léon Degrelle, symbole d’une collaboration généralement honnie dans le sud du pays, a pu focaliser sur le premier épisode cette réprobation. 

Evidement, Léon Degrelle est un bon sujet de polémique avant d’être un sujet de programmes historiques. Son cursus a pu cristalliser par couches successives la réprobation voire la haine d’une bonne part des francophones : créateur d’un mouvement amateur qui a taillé des croupières aux partis traditionnels, trahison des espoirs qu’avaient mis en lui ses partisans et inconséquence politique, collaboration opportuniste très voyante avec l’occupant, politique de terreur, fuite réussie sans que justice soit faite. Bref, au moment où il doit devenir un objet d’histoire, il reste un objet politique auquel la rumeur ajoute une aura de mystère que des journalistes vont amplifier.  

On peut affirmer que c’est Degrelle lui-même à partir de La Cohue de 1940 puis par divers thuriféraires qui a fait naître sa légende noire d’après-guerre (prétendues révélations sur le gouvernement de 1940, sur le Roi, hypothétiques voyages clandestins en Belgique et protections en Belgique, longévité). Mais elle a certainement été alimentée par des journalistes de télévisions, aidés plus ou moins volontairement par des historiens de talents. Degrelle est pour cela un bon candidat. Il devient un trophée qu’un journaliste intéressé par l’histoire doit accrocher à son tableau de chasse, même s’il ne semble pas être trop difficile d’approcher un personnage qui ne demande que cela.  

D’autre part, les tergiversations de la télévision elle-même, ont largement aidé à faire de lui au tournant des années septante – quatre-vingts, une des pierres angulaires de l’histoire de la seconde guerre en Belgique. En 1967, par exemple, Le Temps des Doryphores reprend les images de son discours au Palais de Chaillot et pourtant la diffusion de 1969 ne suscite que peu de réactions au contraire de celle de 1980. En 1976, Jean-Michel Charlier rencontre le chef de Rex pour son programme Les Dossiers noirs mais n’arrive pas à monter l’épisode en prétextant des pressions, alimentant encore un peu plus le mythe. Le projet Léon Degrelle : Essai de critique historique de Jacques Cogniaux et Pierre Desaive en 1977, qui rappelons-le s’inscrit bien dans un projet beaucoup plus vaste sur la collaboration, tout en annonçant plus clairement la couleur que la version finale présentée en 1988, est sabordé par une télévision pusillanime qui pense droit avant histoire. C’est le flamand Maurice De Wilde qui, non sans arrière pensée, permet de montrer enfin des interviews du leader rexiste. Par la même occasion il va désamorcer un mythe qui ne survit pas au progrès des médias et à celui  de la recherche historique de la fin des années quatre-vingts, où les travaux des historiens professionnels inspirent totalement l’historiographie télévisée belge. 

Mais Léon Degrelle et assassinat de Lahaut sont des « tabous » belges qui s’intègrent à un autre tabou beaucoup plus consistant : celui de la Question royale. Encore que nous devrions plutôt parler de discrétion plutôt que de tabou. En effet, personne n’ignore les tenants et aboutissants de l’affaire qui ne met qu’un peu plus de quinze ans pour apparaître au cœur de l’historiographie télévisée, à un moment où les biographies des principaux intervenants commencent à sortir, d’abord dans la presse par petites touches, puis en librairie. 

C’est Paul-Henri Spaak qui dans La Chaise en 1966 ouvre le bal des biographies filmées mais ce sont les Télé mémoires en 1968 qui vont permettre à la télévision d’entrer non pas dans la Question royale mais dans sa périphérie. Sans être un déballage général, la confession des ministres de 1940 qui déborde du cadre strict du conflit, est une approche de ses origines. Mais elle n'a pas énormément appris à ceux qui ont lu les ouvrages consacrés à l’action du gouvernement belge en exil, dont certains auteurs participent à l’élaboration du programme. L’entre-deux-guerres en 1969 aurait pu poursuivre le mouvement amorcé par les Télé mémoires, mais des restrictions budgétaires obligent les auteurs à se rabattre sur des projets moins ambitieux comme Vingt-cinq ans après qui escamote les années 30 et les premières années de la guerre. Nous ne disons pas que cette situation n’arrange pas certains mais nous n’avons jusqu’à présent aucun indice pour affirmer une quelconque volonté de censure, d’autant que les Télé mémoires sont déjà passée par là et qu’une génération nouvelle d’historiens se penche à ce moment sur la période.  

Paradoxalement, les rares critiques de la presse contre cette série appréciée mettent en lumière sa principale faiblesse et par la même occasion celle de l’histoire à la télévision belge à cette époque : l’absence de la Question royale et de ses origines. Pourtant la volonté de traiter cette matière existe bien. En 1970, le projet de Jacques Cogniaux sur l’immédiat après guerre, qui devait entre autre l’évoquer est également abandonné. La direction est verbalement d’accord mais on ne sait ce qui l’a fait échouer car tout est envisageable de la peur de sujets « brûlants » aux questions budgétaires, en passant peut-être simplement par la volonté d’arrêter les grandes séries historiques coûteuses. En 1974, en radio, lorsque les Dossiers de l’après-guerre doivent entamer la deuxième partie de la série sur La Question royale et que tout est bouclé des dossiers aux contacts avec les témoins, une épidémie de désistements saborde le projet. La censure ne vient pas du Conseil d’administration, qui au nom de la liberté de parole soutient son équipe, mais des témoins qui évoquent l’apaisement d’août 1950 et « le protocole intervenu entre les partis de ce temps » pourtant bien écorné à ce moment. En fait, ils subissent la pression des socialistes *** et *** alors que le bureau du PSB se déclare fort réservé mais, hypocritement, affirme que la décision finale revient au Conseil d’administration de la RTB et au ministre de tutelle, bien sûr socialiste. Après une interruption de six mois, les Dossiers de l’après guerre qui ont zappé la Question royale, reprennent sur des sujets moins sensibles comme La Construction européenne ou La Décolonisation. Il faut attendre cinq ans pour que la France avec les Dossiers de l’écran et le film de Christian Mesnil, crève l’abcès d’une Question royale qui n’est plus vraiment intouchable. Malheureusement, les historiens professionnels qui préparaient les Grands dossiers sont évincés par un amateur. En effet, on ne voit pas quelles archives utilisées n’étaient pas du domaine public, qu’elles soient filmées ou photographiques. On peut d’ailleurs se demander si une révélation est vraiment attendue alors qu’en 1979 déjà, si officiellement on se tait encore, tout est pourtant dit sur la Question royale. 

Signe des temps et des générations qui passent, trois ans plus tard, si la lettre du Roi à l’occasion de L’Ordre nouveau est respectueusement lue à l’antenne et reprise par la presse, ce sont les interventions de la Princesse Esméralda qui suscitent le plus de remous. En 1982 toujours, la Question royale est même évoquée dans une Télévision scolaire sans même qu’on ne la remarque, tandis que la mort du Roi et de son frère suscitent de la part de la télévision à peine plus qu’un service minimum décent. 

Plus intéressant par contre, les réserves morales du Roi Baudouin à propos de la Loi libéralisant l’avortement en mars-avril 1990 font beaucoup de remous parfois hostiles mais sont l’occasion de rappels historiques où la Question royale est au cœur des préoccupations. On a l’impression que la mort du Roi le 31 juillet 1993, entame une série d’évènements qui, après des années septante – quatre-vingts déjà difficiles sur le plan institutionnel et économique, vont bouleverser le pays. Il sera quelque chose de très différent de ce qu’il était auparavant, comme si avec Baudouin disparaissait vraiment pour le plus grand nombre la « Belgique de papa ». La télévision fait très largement écho à l’événement qui devient numériquement, tant pour les programmes généraux que pour les évocations historiques, le sujet principal de l’année. 

Nous nous demandons d’ailleurs si la mort du Roi Baudouin n’est pas la dernière étape de cette Question royale car elle n’intéresse plus grand monde, même à la télévision. Les Années belges, la première série traditionnelle presque exclusivement réservée à l’histoire de la Belgique de l’après-guerre à la télévision, en parle à peine tout comme on l’évoque mollement lors des anniversaires de son déroulement. La volonté du palais de transformer l’image du roi en vedette people apolitique a d’ailleurs rendu désuète toute querelle autour de l’affaire à tel point qu’un cours sur le sujet dans une classe d’aujourd’hui ne suscite qu’un intérêt poli mais nulle tension, ni chez les élèves, ni chez les parents. Il est vrai que trois ou quatre générations ont passé depuis. 

Que reste-t-il de ces points sensibles de notre historiographie télévisée. Nous serions tenté de trouver une réponse dans la comparaison avec nos voisins français où, comme leurs historiens l’ont longuement expliqué, la polémique historique touche un grand nombre de thèmes plus fondamentaux que chez nous. De la guerre d’Indochine qui se fraye un chemin nostalgique dans la mémoire française à la guerre d’Algérie qui crée encore aujourd’hui des polémiques, de la question de la collaboration à celle du Gaullisme en passant par la déportation qui plombe tous les débats depuis trente ans, de la décolonisation de l’Afrique aux régionalismes agissants, on a l’impression qu’en France tout est sujet à affrontement. L’attitude de la France et de la Belgique face aux points équivoques de leur histoire est très différente. En Belgique, si les tabous et points litigieux existent, ils sont rapidement traités par la télévision à l’exception comme nous l’avons vu de la Question royale. De plus, si certains tentent l’auto-flagellation, voire le révisionnisme anti-occidental, ce n’est que pour des sujets mineurs et dans des milieux très particuliers d’extrême gauche ou chez les héritiers déprimés de mai soixante-huit. A la lumière des polémiques qui traversent l’historiographie télévisée française, on est surpris du calme de notre pays. Cette situation n’est peut-être simplement que le reflet des traditions politiques de chacun. La Belgique développe depuis longtemps la politique du compromis et du consensus tandis qu’en France, on cultive la culture de l’affrontement. L’histoire là-bas semble être un endroit où la « guerre civile » permanente qui touche le pays depuis plus d’un siècle, peut trouver un exutoire sans grand risque pour la cohésion sociale.  

Plus déprimante est une hypothèse utilitariste suscitée par les audiences confidentielles de bon nombre de programmes historiques, à l’exception peut-être des sujets que nous venons d’évoquer. Si les tabous sont aussi peu nombreux chez nous, c’est peut-être parce que l’histoire télévisée n’intéresse que peu de monde : les anciens impliqués, la presse professionnellement obligée de couvrir l’événement, les historiens et quelques passionnés. Les polémiques ne toucheraient qu’un microcosme qui s’épuise rapidement.  

 

Au-delà du cahier des charges « belge » : Flandre et Wallonie émergentes 

Si les tendances centrifuges de la Belgique font les beaux jours des journaux télévisés et magazines des années soixante, la communautarisation du pays déteint sur les programmes historiques de la télévision belge sans atteindre des proportions exagérées. Pourtant, le nombre et le genre de ceux-ci sont calqués sur l’évolution institutionnelle du pays.  

Régionalisme flamand 

Côté flamand, on voit dès les années soixante une succession d’émissions essentiellement culturelles qui célèbrent la littérature, l’art, la tradition et les personnalités franchement étiquetées flamandes.  

En 1963, les «Télévisites », une série de portraits de personnalités qui fait furieusement penser aux Télé mémoires qu’elles précèdent de cinq ans, s’en distinguent par le choix des personnalités rencontrées, flamandes uniquement comme l’historien nationaliste Léo Picard et l’ancien premier ministre Achille Van Acker. La série Ten huize van reprend le flambeau dans les années septante.  

La BRT a toujours été attentive aux gloires flamandes et poursuit cette politique, souvent à l’occasion d’anniversaires prétextes, avec par exemple les portraits de Léo Baekeland, l ‘Edison flamand, de l’industriel nationaliste Lieven Gevaert, ou de gloires plus universelles un peu vite annexées comme Rubens, Charles Quint ou Erasme. Curieusement, seule la télévision flamande met en évidence le cinq centième anniversaire de sa naissance par les portraits Erasme et Erasmus civis totius mundi alors que les autres télévisions l’ignorent à part le court épisode du Passé composé sur la RTB. Rappelons qu’aux origines de la télévision, l’humaniste fut choisi comme symbole d’unité européenne d’une des premières Eurovision. Charles Quint est aussi un beau cas d’assimilation car, si en 1955 à l’occasion du quatre centième anniversaire de son abdication, seule la chaîne flamande distingue l’événement, elle le fait en grande pompe par un spectacle grandiose au regard de ses faibles moyens. Cette sensibilité se retrouve encore exacerbée quarante-cinq ans plus tard à l’occasion du cinq centième anniversaire de sa naissance où l’annexion historiographique, amorcée en 1955, est consommée. Alors qu’on imaginait le personnage complètement oublié par l’historiographie, une épidémie commémorative déferle sur la Flandre très concernée puisque le grand homme y vit le jour, et plus modérément sur sa télévision. Pourtant, si Albert II lui-même à l’occasion du discours du 21 juillet 2000 évoque le rayonnement culturel du personnage et que bien peu d’événements soient organisés hors de Flandre, c’est son image européenne, voire mondiale qui en fait un symbole. A l’extérieur de la Flandre, Charles Quint est un personnage certes originaire de nos contrées mais nullement père d’une nation flamande car sa vocation est impériale et universelle. 

D’autre part, ces années sont l’occasion de mettre en avant des sujets typiquement régionaux qui jouent parfois par leur nature un rôle d’éducation à la conscience nationale et qui sont aussi représentatifs d’une attitude « Ulenspiegelienne » : Tribunal TV met en scène L’affaire Van Veen. En 1973 le téléfilm Pieter Daens insiste sur le combat contre la bourgeoisie (francophone) du prêtre social flamand. Résistance 1798 est produit à l’occasion du cent septante cinquième anniversaire du Boerenkrieg où les jeunes paysans flamands soutenus par le clergé se sont opposés au recrutement dans l’armée française. Chez Jan-Baptist Verlooy est un entretien fictif, le 14 juillet, avec le maire de Bruxelles sous occupation française. Jan Frans Willems met en évidence la lutte contre la francisation de la Flandre. En 1978, peut-être par confrontation avec les célébrations du cent cinquantenaire qui s’annonce, De Belgische republiek raconte l’histoire de la révolution brabançonne, inaugurant avec un an d’avance et un étrange hiatus chronologique, deux années fort riches en évocations anniversaires. 

Cette déferlante n’est pas étonnante car elle coïncide avec la revendication d’autonomie culturelle de la Flandre qu’elle obtient dès 1970, première étape vers son indépendance. Ensuite, au moment où la Wallonie commence à être plus visible à la RTB, ces programmes vont petit à petit disparaître du milieu des années septante jusqu’au milieu des années quatre-vingts où les gloires utiles à la revendication sont remplacées par l’histoire d’une nation en devenir et l’étude de ses mythes fondateurs. 

Le plus remarquable est le développement successif à la télévision de deux types de mythes fondateurs qui font appel à deux conceptions de l’histoire nationale.  

Le premier, traditionnel dans l’historiographie flamande, est fondamental mais banal car il rappelle La Bataille des éperons d’or, événement choisi comme fête de la Communauté flamande. Outre les reportages sur les cérémonies et l’un ou l’autre documentaires, c’est sans conteste le film De Leeuw van vlanderen d’Hugo Claus d’après le roman d’Henri Conscience, qui rappelle le mieux l’événement tout en ne laissant pas ses spectateurs indifférents. Essentiellement à destination interne, il va être repris par la télévision flamande et ne semble pas y avoir suscité des réactions particulières au contraire de sa diffusion dans des festivals en dehors de la Flandre où sa brutalité et son ton violemment anti-Français laissent parfois des salles interloquées sinon hostiles. L’Europe de la Toison d’or procède d’une même inspiration, mais bien que la série soit une coproduction européenne où la partie francophone est majoritaire, elle est rapidement annexée par la partie flamande et prend les accents constitutifs d’un sentiment national. La BRT qui n’est qu’une coproductrice obtient une traduction, une présentation et un montage propres.

Le second est purement contemporain et s’éloigne du « mythe fondateur médiéval». Dès le début des années nonante, alors qu’on célèbre partout la seconde guerre, la télévision flamande se lance, avant tout le monde, dans une suite de célébrations de la première guerre. Ce n’est pas étonnant car, plus que du Conseil des Flandres ambigu, c’est dans le frontisme plus présentable que le nationalisme flamand puise une partie de sa légitimité. Il y aura d’ailleurs curieusement à la fin de la décennie un « spliting  » entre l’usage commémoratif flamand et wallon des deux guerres : première pour les flamands, deuxième pour les francophones. A la télévision mais aussi dans les musées ou les publications, les deux communautés se choisissent un conflit fondateur de mémoire ou d’identité. 

Restent dans les années nonante, des programmes d’une nation installée comme Flandre : histoire et identité régionale un portrait géopolitique de la Flandre contemporaine,  Le Pèlerinage de l’Yser de son origine à sa récupération, Eigenvolk en andervolk une histoire du peuple flamand « depuis les romains », Le Séparatisme en Belgique, Les Fourons ou Bruxelles 1830-1960 une « histoire de la francisation de la ville » qui embête beaucoup les nationalistes flamands. On trouve aussi quelques étrangetés comme De Andere Belgen en 1984 au titre quelque peu provocateur consacrée aux Wallons, Belges de langue allemande et aux Bruxellois ; la presque absence d'allusions au bicentenaire de la Révolution française qui pourtant va influencer aussi bien le sud que le nord du pays ou même, plus récemment, Le Chagrin des belges, largement subsidié par l’exécutif flamand qui assimile étrangement une nation qu’il rejette avec la nation qu’il désire. 

La Flandre a donc clairement utilisé l’histoire télévisée pour asseoir l’image d’une histoire « longue, ancienne et glorieuse » indispensable à toute nation. Si le nombre de programmes élaborés est moins important qu’en Wallonie, ils s’articulent souvent sur l’opposition plus que sur la démonstration. D’un autre coté, leur caractère revendicatif est plus visible que dans les émissions régionalistes de la RTB. Dire que cette attitude est issue d’un plan consciemment élaboré plutôt que du reflet d’une situation générale est une autre histoire. 

Régionalisme wallon 

Coté wallon, la situation est moins claire, car les programmes qui développent le sentiment régional doivent concurrencer des programmes plus nombreux célébrant l’histoire nationale traditionnelle. L’origine de leur grand nombre doit être trouvée dans la volonté revendiquée de la direction de l’institution. En plus de fonder comme nous l’avons vu l’historiographie télévisée de la RTB et ses méthodes pour un quart de siècle, la conférence professionnelle Télévision et histoire de 1967 met la priorité sur l’histoire de Belgique. La réflexion poursuivie pendant les trois années suivantes renforce encore ce choix en affirmant sans aucune ambiguïté, qu’une télévision nationale a pour mission prioritaire de retracer l’histoire du pays. Dans une Belgique en voie d’éclatement, l’historiographie télévisée francophone prend donc paradoxalement, la forme d’une « histoire nationale télévisée ». 

La RTB développe donc bon nombre d’émissions « nationales » revendiquées ou de fait : Sous l’occupation, Vingt-cinq ans après, La Plus grande Belgique qui fort originale propose une histoire du « mouvement annexionniste » belge, toute la production de Jacques Cogniaux y compris 1830. Chronique imaginaire d’une révolution à contre-courant institutionnel, Jours de guerre.  

Pourtant, comme en Flandre, des programmes régionaux fleurissent mais plus tardivement. Il faut attendre le milieu des années septante pour que la RTB en pleine décentralisation se lance dans ce genre de production qui trouve un public et un soutien dans la presse. Paradoxalement, le meilleur signe de cette évolution est la série des Télé mémoires qui commence par scruter une Belgique unitaire pour terminer, postérité des Artisans de l’histoire comprise, dans l’introspection communautaire. 

La création du centre de Charleroi n’est pas sans conséquence sur cette nouvelle tendance. Créé par le vent de décentralisation qui touche la RTB à partir de 1968 influencé par l’éclatement traditionnel de la Wallonie entre sous régions, il doit à ses début fournir des programmes d’éducation permanente pour répondre à la volonté directoriale. Il s’y plie d’ailleurs rapidement. Mais, alors que la plupart de ses programmes auraient pu être produits ailleurs, le centre acquiert une image wallonne par les espoirs qu’y mettent presse et politique, par l’action de quelques auteurs mais aussi par la grâce d’un public qui s’y reconnaît. Signes anecdotiques mais révélateurs de son ancrage wallon, le centre choisi le coq de Paulus comme pré générique, tandis qu’il est officiellement inauguré en septembre 1976 à l’occasion des Fêtes de Wallonie. 

Mais avec une population élevée par un système scolaire où le référent politique reste la Belgique et où le régionalisme n’est pas wallon mais liégeois, namurois, carolo ou borain, il est difficile de développer un sentiment d’appartenance de remplacement. Si les joies des crises communautaires à répétition et la volonté d’indépendance de plus en plus agressive de la Flandre, révélée brutalement en 1981 par Crève Belgique – Belgie Barst et Leve Belgie – vive la Belgique diptyque du magazine d’actualité A suivre, vont faciliter la tâche de dirigeants d’une communauté qui se cherche, la télévision aide certainement à cette prise de conscience. Elle multiplie les programmes constitutifs d’un sentiment wallon, régional d’abord, national ensuite.  

Cohabitent alors des programmes régionaux classiques qui mettent en avant des « gens de chez nous » ou des traditions wallonnes et des programmes sur les mythes fondateurs d’une nation.

Les émissions régionalistes assez traditionnelles se concentrent dans la deuxième moitié des années septante et au début des années quatre-vingts peut-être simplement parce que le centre de Charleroi, souvent producteur, doit justifier sa fonction officielle de centre d’éducation permanente et officieuse de « noyau d’une future télévision wallonne ». Célébrer les gens de chez nous et folklore régional peut satisfaire ces deux volontés nullement contradictoires. Fleurissent donc des programmes régionaux variés : Histoires de Wallonie qui illustre des légendes et récits vaguement mystérieux qui ont défrayé la chronique, Hommes de Wallonie une compilation chaotique et très archaïque de portraits de personnalités souvent un peu abusivement qualifiées de wallonnes par d’étonnant anachronismes, De Mémoire d’homme qui continue ses interviews de personnalités majoritairement francophones, Tannasse et Casimir une étrange mais réussie adaptation du roman d’Arthur Masson dans des décors des années trente, une quarantaine de biographies littéraires ou d’évocations qui exaltent plus ou moins fort l’identité wallonne comme A chacun son borinage, A hauteur d’homme ou Souvenirs de bois et d’ardoise.  

Paradoxalement, à un moment où ces programmes commencent à se singer, le fait wallon est bien assimilé à tel point qu’il entre à la Télévision scolaire en 1982 avec Mouvement Wallon et conscience romane (1880-1940) et Evolution wallonne (1940-1963) qui ont pour but déclaré de remédier à une « lacune grave de notre information pédagogique », perçue comme essentiellement conçue dans les manuels sous l’angle de l’unité nationale. Plus intéressant, on y montre sans circonvolution les éléments qui ont façonné l’évolution du mouvement wallon depuis la guerre : la guerre elle-même, la Question royale, la fermeture des charbonnages dans les années cinquante et le déclin économique du sud du pays presque abandonné par un état flamand.  

Il ne s’agit plus alors de convaincre le public de la réalité de l’entité Wallonne, mais de leur fournir des éléments constitutifs de cette nation en devenir. La télévision s’y atèle tandis que les programmes précédents disparaissent progressivement. 

Evidemment, les mythes fondateurs wallons, majorité politique oblige, vont être trouvés dans l’histoire industrielle de la région. 

Le précédent de Misère au borinage d’Henri Stock, est révélateur de ce phénomène. D’abord son auteur est paradoxalement assimilé par ses successeurs à un chantre de la Wallonie comme dans A chacun son Borinage en 1979, alors que c’est simplement son documentaire de 1933 qui le rattache à notre passé. Mais lui-même se prête volontiers au jeu à un moment charnière où, comme la BRT l’avait fait pour la Flandre une bonne décennie avant elle, la RTBF continue à programmer des évocations et biographies historiques qui exaltent plus ou moins fort l’identité wallonne. Sa valeur mythique forte est constitutive d’une mythologie ouvriériste du documentaire belge qui n’est pas encore écornée en 1991 par Borinage le pays trahi  d’Helmut Brugel, ni surtout en 1999 par Les Enfants du Borinage. Lettre à Henry Storck  de Patric Jean. 

Plus intéressant car il est un pur produit télévisé du centre de Charleroi, Le Drame du Bois du Cazier de Christian Druitte et Robert Mayence, réalisé à l’occasion de son vingtième anniversaire, est à la fois un récit détaillé de la catastrophe et une enquête sur ses causes. Mais il relate un événement qui touche à la fois à l’histoire économique, industrielle et culturelle d’une région. L’histoire de la reconstruction de l’événement depuis cinquante ans est d’ailleurs étonnante et la télévision y tient un rôle majeur. Catastrophe nationale qui voit le Roi se déplacer et la télévision y effectuer ses premiers directs de catastrophe, les premières évocations télévisées, en reprenant simplement les reportages fondateurs de l’INR, reproduisent le schéma classique d’une catastrophe nationale où c’est l’ouvrier mineur et son dur travail qui est célébré à un moment d’ailleurs où les charbonnages commencent à être mis en liquidation en Wallonie. Marcinelle devient dans les années septante – quatre-vingts le symbole de l’industrialisation wallonne et de la fin des charbonnages rappelée par Le Drame du bois du Cazier. Très technique, la monographie est aussi construite sur la mémoire de la catastrophe, essentiellement chez les Italiens, à l’image de sa superbe introduction. Enfin pour le quarantième anniversaire puis tous les ans depuis quatre ou cinq ans, Marcinelle devient un symbole de l’immigration en général et de l’immigration italienne en particulier. Le Bois du Cazier symbolise l’immigration économique, essentiellement italienne, qui efface parfois les autres composantes du monde ouvrier d’alors et leurs luttes, à l’image de La Mina en 1989 ou de La mémoire ratissée en 1993. Le phénomène est d’ailleurs parallèle à la multiplication depuis les années nonante de documentaires sur le même sujet, souvent bien accueillis dans un contexte de reconstruction politique d’une histoire wallonne contemporaine.  

Les mythes fondateurs de la Wallonie à la télévision sont donc essentiellement liés à l’industrialisation, paradoxalement plus déclinante que triomphante : Naissance d’une Wallonie industrielle, L’homme et le fer, Hiver soixante le film de Thierry Michel largement subventionné par la Communauté française, Zone rouge une intéressante histoire du « croissant rouge » des bassins industriels européens vue surtout sous l’angle des luttes sociales, Métier de mineur sur les mines des années trente aux années soixante ou dans les innombrables pastilles historiques des Journaux télévisés

Pourtant, par petites touches, dans des quantités moindres, se constitue par ailleurs un portrait d’une Wallonie qui ne se résume pas aux bassins industriels ni à la classe ouvrière : De Bois et d’ardoise  dont nous avons déjà parlé, Promenade au Musée de la vie Wallonne qui s’intéresse à quelques métiers ruraux, L’affaire Champenois dans Faits divers, Inédits qui met au jour une part importante et inconnue du patrimoine culturel des classes moyennes belges tout en montrant souvent la Belgique francophone en dehors des bassins industriels et 44-84. La Bataille des Ardennes où une majorité de Wallons se reconnaît en dehors de la mine et de la sidérurgie. 

La multiplication des programmes étiquetés régionaux correspond au moment où les communautés sont en lutte pour leur revendication d’autonomie propre. La Flandre développe dans les années soixante des programmes régionaux qui mettent essentiellement en avant ses spécificités culturelles. La Wallonie, Bruxelles étant un peu oublié, développe dans les années septante des programmes touchant à ses mythes fondateurs, entre industrie et ruralité. A côté d’une histoire nationale classique qu’elles continuent à montrer avec vigueur, l’INR-RTB et la NIR-BRT, développent parallèlement des visions différentes de l’histoire, ancrées dans leurs racines régionales. Avec constance du côté flamand, avec retard, réticence et peut-être par réaction du côté wallon, on assiste à la naissance de deux historiographies télévisées à destination de deux peuples. Sans doute, n’est-ce que le reflet de  la situation générale de la Belgique et des deux télévisions en particulier. 

Au tournant du siècle, la télévision belge connaît pourtant une évolution qui rend ces spéculations un peu vaines mais qui en est certainement une conséquence. Pour des raisons essentiellement financières, on y abandonne de plus en plus les productions historiques propres répondant au cahier des charges défini trente-cinq ans plus tôt, pour des programmes formatés « à l’international » achetés de plus en plus en dehors des partenaires habituels franco-anglais. Malheureusement, les particularités belges disparaissent, non pas au profit d’une histoire régionale mais d’une histoire universelle où notre pays n’a plus sa place. Si, dans un premier temps, on se souvient des habitudes de la télévision belge où les décisions historiographiques ne sont souvent dictées que par des considérations matérielles et par sa permanente recherche d’économie, le phénomène risque de n’être que passager jusque la prochaine fièvre commémorative. Pourtant, on peut être plus pessimiste en raison de l’évolution institutionnelle et politique du pays. Entre la déconstruction d’une histoire nationale « consacrée » et la construction d’histoires nationales nouvelles mais antithétiques, entre idéologie libérale cosmopolite et ouvriériste régionaliste, l’histoire télévisée perd sa fonction créatrice d’une identité. Elle ne peut pas non plus se réfugier dans sa traditionnelle fonction éducative car, depuis le début des années quatre-vingts, l’école et l’histoire scolaire deviennent même chez nous, sources de polémiques et de luttes idéologiques dès le milieu des années nonante. 

 

Histoire scientifique – histoire populaire

 

L’histoire scientifique à la télévision 

En Belgique francophone, l’histoire scientifique est très rapidement servie par la télévision. Avant même la fresque du Journal de la Grande guerre, des historiens professionnels apparaissent dans quelques programmes mais comme invités. 

Si aux origines du Journal de la Grande guerre, l’équipe traditionnelle journaliste-réalisateur prend en charge la création et le contrôle de la qualité des programmes, à partir de 1966 se constitue un noyau de conseillers composé d’historiens ou assimilés spécialistes de l’histoire contemporaine. Ils viennent de l’Université libre de Bruxelles comme Jean Stengers, Georges Goriely et Jacques Willequet ou de l’Ecole Royale Militaire comme Henri Bernard et Jean-Léon Charles. Ils forment pour quelques années, l’équipe scientifique de référence de la RTB. 

Ce choix n’est pas surprenant, l’Ecole militaire et ses deux professeurs « spectaculaires » arrivent à la télévision à un moment où se multiplient des programmes où l’histoire militaire prend beaucoup de place. Cette présence n’apporte certainement pas de révolution dans l’historiographie belge même s’ils vont expliquer les guerres à un public très friand de ce genre d’information, au moment même où se multiplient les livres sur le conflit mondial plus ou moins sérieux, souvent à destination des adolescents. Le choix de l’ULB comme université partenaire n’est pas non plus surprenant. En effet, le réalisateur de télévision qui doit trouver rapidement un historien référant puise naturellement dans son environnement intellectuel. Or, la RTB est avant tout à l’époque une télévision bruxelloise et beaucoup de ses journalistes ont au moins commencé des études dans l’université locale. Il ne faut donc pas voir plus loin les raisons de ce choix qui aura pourtant une influence certaine dans la manière d’envisager l’histoire contemporaine. 

Sans surprise, l’essentiel du problème de l’histoire à la télévision est qu’elle se cherche entre histoire et journalisme. Chaque émission tend plus vers l’un ou l’autre selon l’usage que son réalisateur fait des archives, des spécialistes, de la bibliographie et des méthodes de la critique. Pourtant, la Conférence professionnelle Télévision et histoire  de 1967 s’est aussi penchée sur la question de la collaboration entre historien et journaliste et sur la question du présentateur comme médiateur entre le document et le spectateur. Malheureusement, ces bonnes intentions n’aboutissent pas à la création organique d’une véritable équipe histoire à la RTB. Dans ce cadre déterminé, c’est toujours le goût de certains réalisateurs et journalistes pour l’histoire qui va les amener à réaliser des programmes historiques. De plus, la promotion d’un bon nombre d’entre eux les éloignera de la production. 

Dans les années septante, c’est la seconde guerre mondiale qui devient l’inspiratrice de nombreux programmes. Mais le caractère particulier du conflit qui dépasse les simples opérations militaires pour entrer dans des considérations plus politiques, oblige la télévision à chatouiller d’autres thématiques plus délicates et encore sensibles comme l’attitude du gouvernement et du Roi, la collaboration et la place de la Belgique dans la guerre. Or, c’est à ce moment qu’apparaissent des historiens et centres d’étude qui ont aussi ces thèmes pour principaux objets de recherche : José Gotovitch, le Centre d’étude et de recherche historique sur la seconde guerre mondiale et les historiens qui gravitent autour de lui. Pendant vingt-cinq ans, ils vont être au cœur de la collaboration histoire scientifique – télévision et poussent doucement l’Ecole militaire vers la porte, peut-être simplement parce qu’à ce moment, à part l’exception de la résistance, militairement parlant, tout est dit sur la seconde guerre en Belgique. 

Mais contrairement à la génération précédente, cette collaboration prend une forme un peu particulière. Si les publications des historiens référents et leurs conseils, qui vont jusqu’à la rédaction de scénarios complets, sont au cœur des programmes, leur présence à l’antenne est relativement discrète. C’est souvent le journaliste ou le réalisateur qui présente à l’antenne les textes de l’historien, lui-même utilisé en pastilles illustratives. José Gotovitch est par exemple la cheville ouvrière des Télé mémoires et des premiers Grands dossiers mais personne ne le  sait en dehors des historiens professionnels. Le public ne connaît que les présentateurs Henri-François Van Aal ou Georges Wielemans. Ce partage des tâches semble avoir bien fonctionné car chacun y trouve son compte. Le journaliste produit une émission de bonne qualité peu susceptible d’être descendue en flamme par le milieu scientifique qui est à l’origine des scénarios, tout en étant souvent protégé des critiques de la presse par leur aura. L’historien, outre la pige, acquiert la notoriété d’un média qui fait les vedettes. D’ailleurs, les historiens belges à la mode dans les années quatre-vingts et nonante ont presque tous été forgés par la télévision des années septante. 

Sur ce noyau, se greffent d’autres historiens gravitant d’ailleurs souvent autour du Centre de la seconde guerre, venant des jeux produits par le centre de Charleroi ou des débats de plus en plus nombreux dans la seconde moitié des années septante.  

On touche ici une des raisons fondamentales du succès de ces historiens. Ils ont certes les mêmes qualités scientifiques que les « historiens télévisés » de la première génération ou que leurs collègues qui ne viennent pas à l’antenne, mais ils sont servis par un indéniable charisme qui peut d’ailleurs prendre des formes totalement différentes et parfois mélangées : création de l’image originale du professeur nouvelle vague entre rigueur sévère à l’ancienne et ouverture d’esprit, rigueur historique et arguments clairs mais explications badines, ouverture à des sujets spectaculaires ou nouveaux, goût pour la polémique et propension à mettre le fer dans la plaie des rares tabous de l’histoire belge, soumission aux impératifs techniques de la télévision de gens à l’aise devant la caméra, ouverture à des formes historiques originales comme les jeux ou les commentaires d’actualités, centres d’intérêts variés et grande culture générale dépassant souvent largement le cadre de l’histoire, très grande disponibilité pour parler de tout mais très vite. Bref, ils sont une bénédiction pour des journalistes qui doivent travailler dans l’urgence et qui peuvent souvent, en étant sûr d’avoir un bon programme, leur laisser une bonne part de l’initiative. Mais il faut bien reconnaître que c’est ici la forme qui importe le plus.  

Cette génération d’historiens connaît son âge d’or dans les années quatre-vingt - nonante comme pierre angulaire de la partie « scientifique – débat – historiens référents » des séries sur la seconde guerre qui émaillent l’histoire de la RTBF à ce moment : L’Ordre nouveau, La Collaboration, Degrelle. Face et revers, Jours de guerre

Jours de guerre résume parfaitement l’apport de la télévision à l’histoire générale car elle synthétise tous les courants qui ont traversé l’historiographie télévisée belge depuis les années cinquante. Trois éléments tangibles restent de l’opération. D’abord, les émissions elles-mêmes qu’on retrouve dans les vidéothèques des amateurs d’histoire contemporaine, écoles et centres de recherche. Ensuite, une publication qui, en plus du reflet et du prolongement des émissions, est l’occasion pour le public souscripteur de lire des articles rédigés par des historiens qui gravitent essentiellement autour du Centre d’étude et de recherche historique sur la seconde guerre. Si elle devait à l’origine s’adresser au grand public, on doit bien admettre que leur tenue les réserve plutôt à des lecteurs plus spécialisés, très éloignés du mythique lecteur d’Historia. Enfin, elles permettent la sauvegarde d’un nombre important de témoignages. Malheureusement, il s’agit souvent de seconds couteaux ou de particuliers car les principaux acteurs belges du conflit sont morts depuis longtemps. Paradoxalement, outre les publications, c’est à la radio que l’histoire scientifique est la plus visible. Si la télévision s’inspire de leur travail, les historiens ne sont pas à l’antenne. La radio par contre recourt régulièrement à leurs services tant comme intervenants dans les séquences que comme invités aux débats, même si certains sont peu habitués à l’exercice. La philosophie de la radio qui a pour elle quatre fois plus de temps est différente de celle de la télévision car les sujets sont souvent plus fouillés et plus proches encore des préoccupations régionales supposées de ses auditeurs. D’autre part, l’idée de génie de la série est de consacrer 45 minutes mensuelles aux questions des spectateurs où, en plus de clarifier quelques points trop rapidement envisagés dans l’émission de télévision, peuvent s’exprimer témoins et historiens. On peut donc y  chatouiller quelques points  délicats de l’histoire belge, dégonfler quelques canards et être fort près de l’historiographie du moment par l’évocation explicite des publications. Malheureusement, cette compilation des qualités de la télévision historique belge est sans lendemain car tout l’acquis est abandonné au lent renoncement de l’histoire belge par une télévision qui rêve d’imiter son concurrent privé et préfère de plus en plus acheter à l’étranger des programmes « clé sur porte ». 

En définitive, la présence de ces historiens issus du monde universitaire belge, permet de répondre à la seule question importante à propos de l’historiographie télévisée : a-t-elle eu une influence sur l’historiographie scientifique générale ? La réponse est sans conteste positive au moins pour quatre aspects. D’abord, la télévision permet pendant plus de trente ans à deux générations d’historiens d’acquérir rapidement une notoriété que les publications scientifiques classiques auraient mise beaucoup plus de temps à leur faire atteindre. Ensuite, cette notoriété fait d’eux des personnalités avec qui il faut compter, voire des juges qui régulent la recherche historique sur la seconde guerre en Belgique par leurs participations de plus en plus automatiques aux différents Comités des débats. De plus, si la télévision a pu ouvrir l’une ou l’autre piste de recherche en histoire contemporaine, ce sont les idées de ces historiens qui ont en fait été largement amplifiées par le média auquel ils collaboraient. C’est une évidence que beaucoup oublient, mais l’audience confidentielle d’une émission historique de télévision est toujours nettement supérieure à celle d’une publication scientifique. Enfin, et c’est là un des principaux apports de cette génération à l’histoire générale, en participant à ces programmes sur l’histoire contemporaine, elle permet l’extension du public traditionnel de l’histoire scientifique à une tranche de la population qui n’a pas habituellement accès à ses publications. En France, c’est Historia qui a joué ce rôle, chez nous c’est l’alliance réalisateur – journaliste – historien de la RTBF. Revers de la médaille, les sujets qui sortent de leurs champs d’investigation disparaissent de l’histoire télévisée, sont relégués à la Télévision scolaire ou aux approximations d’autres vedettes à la frange de l’histoire. 

Mais au-delà de cette analyse, on peut se demander si cette alliance objective entre télévision et historiens issus du monde scientifique n’a si bien marché que parce que les participants ont eu des affinités personnelles. Jacques Cogniaux par exemple a fédéré autour de lui des historiens dont il admirait la compétence tandis que ceux-ci appréciaient particulièrement l’homme, à l’image du choc que leur a causé sa mort. Ici, les contacts personnels ont certainement joué un rôle important dans la mise en place de ce réseau d’influence culturelle. Il ne peut d’ailleurs pas en être autrement en Belgique. 

Les vedettes à la frange de l’histoire 

Mais paradoxalement, si le couple journaliste - historien est indissolublement lié, quelques tensions peuvent aussi apparaître essentiellement autour de la question de la visibilité de l’un ou de l’autre à l’antenne. 

Si les journalistes font parfois appel à la critique pour justifier des prises de position ou des méthodes non historiques, car la rigueur critique passe mal à la télévision, on est étonné lorsqu’on lit les lettres des spectateurs ou même les articles de presse de l’image brouillée que donne le journaliste ou le réalisateur de ses compétences historiques. Dès le Journal de la Grande guerre jusque Jours de guerre en passant par les années Cogniaux, le public au sens large du terme assimile rapidement le journaliste à un historien. Il devient souvent pour lui leur référent historique. Le journaliste va d’ailleurs volontairement accentuer la tendance en se présentant directement comme un historien soucieux des règles absolues de la critique alors que c’est l’aspect spectaculaire des programmes qu’il développe, en phagocytant le travail de l’historien professionnel, en intervenant doctement à sa place dans les débats qui s’ouvrent dans la presse ou simplement en suscitant des publications qu’il signe.  

Ceci dit, si cette attitude a pu donner quelques aigreurs à ceux qui voient leur travail tenu dans l’ombre, cette « stratégie du lichen » sert l’histoire du pays et même ceux qui étaient victimes de cette assimilation. Prenons le cas de José Gotovitch qui publie L’An 40, la Belgique occupée. C’est incontestablement un tournant dans l’historiographie contemporaine du pays qui assied la réputation de son auteur dans le milieu scientifique. Mais à part les professionnels et quelques passionnés, peu de gens ailleurs ont lu le livre. Or, même si l’essentiel de ses premières collaborations scientifiques à l’histoire télévisées est ignoré du grand public, José Gotovitch est un historien connu mais essentiellement par sa participation à des programmes comme La Question royale, 44-84 ou par sa présence récurrente dans les grands débats des années septante – quatre-vingts. L’autre exemple profitable d’association historien – journaliste est celle qui unit Jean-Léon Charles et Philippe Dasnoy. C’est la notoriété du journaliste auréolé du succès de Sous l’occupation et de l’historien bien connu grâce à la télévision qui permet la publication d’archives brutes traduites sous le titre Dossiers secrets de  la police allemande en Belgique et plus tard des Secrétaires généraux face à l’occupant encore plus aride. Nous doutons que sans le coup de pouce de la notoriété télévisée, les ouvrages se soient vendus aussi bien. Le rapprochement histoire télévisée – histoire scientifique est toujours une stratégie « gagnant- gagnant ». 

On a parfois l’impression d’une lutte d’influence entre les deux professions très largement émoussée par la coïncidence d’intérêt décrite plus haut. On peut la résumer dans quatre étapes. Jusqu’à la fin des années soixante, l’historien est visible comme témoin référant, tout en influençant les programmes par ses ouvrages publiés par ailleurs que le journaliste pille allègrement. C’est l’ère de l’Ecole royale militaire. Dans les années septante, l’historien se fait plus discret à l’antenne mais travaille directement pour le programme en établissant souvent les scénarios, les contacts et l’analyse des propos des témoins. C’est l’ère de l’Université libre de Bruxelles et le début de celle du Centre de recherche et d’études historique sur la seconde guerre. Dans les années quatre-vingts, l’historien revient à l’antenne, souvent comme caution critique dans les programmes classiques. C’est aussi un participant charismatique aux débats, tout en acquérant un pouvoir énorme mais discret en participant aux divers comités de contrôle qui se multiplient alors. Dans les années nonante, essentiellement à cause de Jours de guerre et à l’exception de la radio, il disparaît de l’antenne dans les épisodes classiques pour être réservé aux débats et émissions spéciales. Par contre, l’historiographie générale est à la base de programmes qui pillent allègrement la production des universitaires, étudiants compris. S’il est clair que l’historien disparaît de l’antenne, pour Jours de guerre, la série paroxysmique qui clôture pourtant l’ère de l’école belge du documentaire télévisé, son influence « cachée » est plus importante que jamais.

En dehors de la question du rapport entre journaliste et historien où finalement  tout le monde trouve son compte, c’est surtout la présence à l’antenne de « publicistes » qui pose le plus de problèmes.  

Le mouvement est incontestablement initié par la télévision elle-même qui va à partir du milieu des années soixante laisser son antenne à des conteurs. C’est essentiellement pour des raisons économiques qu’elle reprend les causeries suisses d’Henri Guillemin ou celles locales de Jo Gérard. Le problème est que ces auteurs vont être extrêmement appréciés et qu’au-delà de la notoriété immédiate, ils vont marquer pour longtemps l’historiographie populaire. Honnis par beaucoup d’historiens professionnels, ils sont pourtant des vedettes de l’édition et des bibliothèques publiques qui font de la vulgarisation plaisante leur fond de commerce. Le problème ne vient pas de la vulgarisation puisque l’histoire télévisée « est vulgarisation » mais bien, comme nous le verrons plus loin, d’une relation chimérique avec une  histoire idéalisée.  

Reste à se poser la question de la place occupée par ces conteurs dans l’historiographie télévisée belge. Ils ne doivent pas être négligés car, ne fut-ce qu’en volume de ventes de livres, ils possèdent un fort capital de sympathie chez le spectateur qui regarde leurs émissions. D’autre part, tant dans la forme que dans le fond, ces programmes n’apportent aucune nouveauté ou amélioration à l’historiographie télévisée. Ces émissions sont amusantes, spectaculaires mais mineures, purement commerciales et peu intéressantes pour la recherche historique puisque ici l’important c’est le verbe et non le fond. 

Plus étonnante est la présence à la télévision d’aventuriers qui jouent avec bonheur la carte du scandale et du complot. Même si on se souvient du mot de José Gotovitch à l’occasion d’une rediffusion critique du Temps des doryphores pour qui l’histoire est une discipline sérieuse dont les moyens semblent accessibles à tous, on se demande parfois comment une télévision disposant d’un tel nombre de référents historiques peut se laisser aller à acheter des programmes ou à inviter à ses débats ce genre de personnages aux motivations principalement politiques et commerciales. A sa décharge, le nombre d’incidents de ce genre est faible et disparaît dans les années septante. 

 

L’illusion de la comparaison et hiérarchisation des formes 

Le spectateur belge qui regarde à la fois la télévision française et la télévision belge, voit essentiellement quatre formes parfois successives, parfois simultanées de programmes historiques : la dramatique historique puis après sa disparition la fiction à inspiration historique, le montage classique d’archives filmées, le débat après une fiction introductive et la conférence. 

Au début des années soixante, la dramatique cède peu à peu la place au montage. L’évolution est parallèle en Belgique et en France, même si en Belgique le montage a toujours été une spécialité qui rencontre aussi le goût du public de la télévision des années soixante - septante. Il y a simultanéité entre le désir du public qui les réclame et la disponibilité d’une télévision qui y répond. Même si l’enthousiasme du spectateur fait oublier quelque peu les principes élémentaires de la critique historique, on est à une période charnière où le document bien monté a toutes les qualités de la fiction car comme elle, il raconte une histoire avec un certain suspens, tout en donnant l’impression de l’authenticité absolue. Cependant, alors qu’il est habituel de penser que les images d’archives ont une signification, il n’est pas certain que le spectateur, même éclairé ait toujours en tête les conditions techniques ou politiques du reportage de télévision. La multiplication de ces montages permet aussi de se rendre compte que l’histoire contemporaine et particulièrement celle de la seconde guerre est un excellent objet d’émission historique et que l’histoire télévisée n’est pas seulement celle de la reconstitution des grands classiques de l’histoire nationale française ou belge. La seconde guerre n’est plus seulement un objet de commémoration mais devient, fin des années soixante, un excellent sujet d’étude télévisée comme l’avaient montré les américains quinze ans plus tôt. Jacques Cogniaux s’y précipite pour vingt ans dès la fin du Journal de la Grande guerre

En fait, on a presque la certitude à la fin de la saison 1970-1971, que tout est inventé, que tout est dit pour l’histoire à la RTB. Et effectivement, à part l’originale formule de « l’histoire comme si on y était » qui ne sera expérimentée qu’en 1980 par Jacques Cogniaux dans 1830. Chronique imaginaire de la Révolution, tout a été essayé souvent avec succès : reconstitutions sous forme de fictions, montages purs, montages et interviews, sauvegarde de témoignages, débats, conférences, séries détaillées ou émissions ponctuelles, musées et lieux historiques ou reportages d’actualités. La télévision est devenue adulte et a exploré toutes les formes d’histoire télévisée. Par contre, c’est dans les sujets étudiés qu’elle va faire preuve de nouveauté. 

La RTB prend au fil du temps un chemin différent de sa voisine méridionale. Face à la variété des formes de l’histoire télévisée française qui peut jouer simultanément l’histoire sur plusieurs tableaux en multipliant dramatiques, montages et débats, la Belgique va se spécialiser dans le « documentaire historique national de montage » rendu possible par la rencontre dans une télévision très libre d’une tradition cinématographique du documentaire, d’une direction cultivée aux désirs politiques de plus en plus anachroniques, de journalistes préférant mettre leur talent au service de l’histoire plutôt que de l’actualité et de l’avidité d’un public frustré d’histoire contemporaine par l’école. Si nous avons déjà étudié ces caractéristiques plus haut, on peut pourtant ajouter que c’est essentiellement le manque de moyens qui est à l’origine de cette orientation. La télévision se rend compte de l’intérêt multiple des programmes historiques de montage. Moins chers et plus faciles à réaliser que les fictions, ils se prêtent pourtant bien à la dramatisation télévisée car ils permettent de mélanger, sur un commentaire in ou off, des sources visuelles nombreuses : mises en situation, paysages, interviews, tableaux, photographies,  ou mieux images animées. C'est sans doute pourquoi, l’histoire contemporaine et particulièrement le vingtième siècle se taille la part du lion parmi les émissions historiques à la télévision belge.  

Au même moment en France, le feuilleton historique prend la place des dramatiques télévisées traditionnelles au point qu’une bonne part des réalisateurs de l’Ecole des Buttes Chaumont doit s’y reconvertir. Pourtant, à la fin des années soixante, à côté des séries françaises et anglo-américaines, la télévision française met en chantier des dramatiques traditionnelles comme Les Rois maudits ou celles réalisées pour les Dossiers de l’écran. Elle va même commander des dramatiques de prestige à de grands réalisateurs quelque peu dévalués comme Roberto Rossellini ou Abel Gance.  

Pour être complet, on peut se faire l’écho des réticences rencontrées chez les historiens professionnels face à des programmes comme 1830. Chronique de la révolution, peut-être irrités de la personnalité des auteurs des scénarios ou simplement par l’usage de l’anachronisme, péché capital de la profession.

Enfin, l’intérêt du public belge pour les programmes français parallèle à celui de la production propre est intéressant car en plus de l’aspect universel des thèmes étudiés par la Caméra explore le temps, les Dossiers de l’écran, les Grandes batailles ou de leurs filiations et de l’impérialisme culturel dont nous parlerons bientôt, on peut y trouver également par comparaison et assimilation quelques pistes de réflexion à propos de la forme que prennent la plupart des programmes historiques. 

Dramatiques et fictions  

La presse belge qui se veut le porte parole, voire l’expression de la défense des spectateurs s’interroge en permanence, et dès le début des années soixante, sur la valeur comparée de la forme des émissions historiques françaises et belges. Son échelle de valeurs est essentiellement construite autour de la question de l’objectivité historique du journaliste et du programme.  

Au début des diffusions de dramatiques, le simple miracle de la télévision, rend presse et public très indulgents pour le genre. Mais rapidement, on voit poindre des critiques qui mettent en cause l’objectivité historique des auteurs, d’ailleurs moins pour les programmes français que pour les programmes belges. Paradoxalement, cette désapprobation qui vise le contenu, s’exprime d’abord par une mise en cause de la forme : reconstitution fauchée, violence des propos ou scènes inspirées des turpitudes humaines. Mais ce ne sont que critiques accessoires vite oubliées venant de journalistes de la presse écrite ou de ronchons qui n’apprécient pas la télévision en général. Plus intéressant, on leur reproche aussi la dose d’imagination que l’auteur met dans son travail, essentiellement pour la reconstitution des dialogues ou des scènes intimistes. En effet, l’essentiel de ces dramatiques, qui puisent leur inspiration dans l’histoire moderne et parfois du 19ème siècle, reconstituent la plupart des scènes et des dialogues. C’est d’autant plus vrai lorsque le sujet est anecdotique. Mais ces critiques sont accessoires car la seule chose qui compte ici c’est le divertissement offert au spectateur par une télévision qui recrute à ses débuts, aussi bien en France qu’en Belgique, des seconds couteaux du cinéma ou des bateleurs issus du théâtre et du cabaret. Poussés par la nécessité d’offrir une succession renouvelée de spectacles, ils puisent leur inspiration dans l’histoire, non pas pour faire œuvre historique, encore moins comme on l’a parfois dit pour « visiter les lieux de mémoire », mais plus simplement pour être presque sûr de rencontrer leur public. C’est le même phénomène d’urgence et la nécessité de trouver de quoi alimenter une machine à scénarios qui fait choisir l’histoire comme inspiration des feuilletons. Prenant la succession des dramatiques télévisées, ils vont fleurir à la télévision du milieu des années soixante au début des années quatre-vingts. Nous ne disons pas que cette situation est indifférente sur la façon qu’a le public d’appréhender son histoire, mais qu’elle n’est certainement pas issue d’une volonté historiographique consciente. 

En dehors de la forme qui finalement satisfait, il ne nous reste plus alors pour expliquer l’embarras, voire les polémiques naissant dans la presse, l’opinion ou plus rarement chez les historiens, que le fond de ces dramatiques pourtant peu sujettes aux controverses traditionnelles comme peuvent l’être les émissions étudiant le vingtième siècle. Si elles choquent parfois, c’est qu’elles désacralisent l’histoire scolaire, voire l’histoire populaire du temps. Certains n’admettent pas que la culture scolaire traditionnelle soit mise en cause, même dans le divertissement, par une télévision symbole du modernisme qu’ils rejettent mais qui remodèle la société des années soixante. 

On peut également se demander si ceux qui s’en prennent à la télévision dans les années cinquante - soixante, et c’est d’ailleurs commun pour l’ensemble des programmes, historiques ou non quelque soit leur forme, ne regrettent pas la disparition d’une culture qui les distingue mais qui est en voie de disparition. Plus simplement, l’accès direct à la culture que permet la télévision, les dépossède d’une partie de leur pouvoir car pour bien des aspects, la télévision du temps joue le rôle de nouveau professeur d’une population qui n’a pas nécessairement fréquenté l’enseignement moyen supérieur. La télévision s’étant installée dans les années septante – quatre-vingts, les critiques de ce type s’atténuent fortement. Dès le milieu des années nonante on retrouve le même état d’esprit avec les mêmes arguments venant de groupes qui s’en prennent aux techniques nouvelles de l’information. Informatique et télématique les dépossèdent aussi d’une partie de leur pouvoir car ils permettent un accès plus universel à la culture. Ironiquement, les charges les plus virulentes viennent de la télévision où les artisans fondateurs ont cédé la place aux produits des écoles de journalisme.    

Les Rois maudits, fiction on ne peut plus mythique de la télévision française symbolise cette évolution. Lors de sa première diffusion en 1972, l’épisode de la sodomisation au fer rouge de l’infortuné Edouard 2 d’Angleterre choque quelque peu certains spectateurs qui crient au scandale. La série en général attire même les foudres d’une association catholique belge qui s’adresse a priori à un public de professeurs et d’élèves et qui condamne explicitement une vision pessimiste de l’histoire et de l’homme dépourvu d’idéal et de grandeur. En fait, elle regrette surtout une interprétation de l’histoire peu flatteuse pour l’Eglise et une remise en cause des personnages mythiques de l’histoire de France. En 1988 par contre, la diffusion de L’Europe de la Toison d’or, une série sérieuse mais abusant des reconstitutions fauchées provoque une volée de bois vert de la presse qui condamne justement la vision archaïque bien éduquant mais soporifique de l’histoire qu’on oppose à la flamboyance des Rois maudits. En 1997, une journaliste à l’occasion d’un papier nostalgique sur les feuilletons télévisés du passé, loue le caractère pédagogique de la série tout en souhaitant que ses enfants puissent la suivre, mais oublie qu’ils ne sauraient pas situer l’action dans le temps. En 2005, le remake attendu malgré une fadeur de ton comme le messie télévisé fait parfois encore l’objet d’étude en classe alors que l’époque qui sert de cadre à l’intrigue n’est plus étudiée dans les écoles sous l’angle de ses souverains et à peine à travers la Guerre des cent ans. 

Montages 

Mais c’est sans conteste le montage qui obtient les faveurs de la presse et du public. Certains vont même jusqu’à encenser le montage historique en raison justement de son manque apparent de scénario. Or, c’est patent aujourd’hui mais moins clair il y a trente ou quarante ans, les trois styles de programmes sont profondément scénarisés. Nous ne revenons pas sur l’évidence des dramatiques où l’usage revendiqué du scénario, voire de l’imagination, est le sel de l'entreprise mais plus encore ici, la scénarisation est présente à toutes les étapes du travail. Le public et les journalistes l’ignorent souvent, tout comme à l’époque les professionnels de la critique historique qui mettent d’ailleurs longtemps à s’intéresser à la télévision et à ses méthodes. Les propos des auteurs, renforcent d’ailleurs ce penchant car ils se retranchent, au moment de la production ou dans les interviews postérieures, derrière l’archive et « l’histoire » présentées comme absolues, comme exemptes de toutes manipulations, même involontaires.  

A première vue, la technique utilisée par ces générations de monteurs franco-belges semble plus objective que celle par exemple de leurs confrères américano-britanniques. Les premiers privilégient le montage visuel de photos, de prises in situ, de films, de documents d’actualité et d’archives des cinémathèques en laissant à l’interview une portion congrue pendant que les seconds privilégient interviews et reconstitutions, y compris pour des évènements récents. Mais sans même rappeler que le péché originel de l’archive filmée est justement sa subjectivité constitutive, ces montages d’archives ne sont que le reflet de la subjectivité de leur auteur. Ils conçoivent d’abord un scénario, inspiré ou non de travaux historiques, puis recherchent les documents qui peuvent l’illustrer. Nous n’allons pas jusqu’à parler de manipulation car, à part les exceptions que nous avons longuement analysées dans le corpus, la plupart d’entre eux veulent faire œuvre honnête.  

En fait, si le reportage de guerre, source essentielle des monteurs franco-belges pendant quarante ans, n’est que le moyen de faire dire quelque chose à l’image, le montage n’est que le moyen de faire dire quelque chose à l’histoire. 

De plus, la télévision a besoin d’images pour monter son spectacle, fut-il historique. Tous ceux qui veulent s’essayer au genre doivent, pour rendre vivantes leurs créations, monter un document sur un thème pour lequel nous disposons d’images. Déjà 14-18 prouve que le montage historique, sur un sujet belge lié aux deux conflits mondiaux, est un genre qui trouve naturellement sa place dans ses grilles horaires. Pendant vingt-cinq ans Michel Franssen, Jacques Cogniaux et quelques autres vont s’en repaître en produisant des programmes aux caractéristiques identiques : étude des années 1930-1945, priorité à la Belgique en propre ou à travers l’histoire de ses puissants voisins, intérêt pour des sujets assez spectaculaires ou qui touchent encore le spectateur, collaboration sous formes diverses avec les universités et les centres de recherche de la mise en images de leurs travaux à l’apparition du professeur sur les écrans, mise au point d’une forme classique mais dramatisée. Histoire contemporaine, histoire belge et séries sont donc les concepts clés de l’histoire à la RTB et c’est à 14-18. Le Journal de la grande guerre qu’elle le doit. Le système belge tend également à une certaine exhaustivité et, s’oppose au choix français du single shot qui privilégie ici l’intelligibilité immédiate. Dans un premier temps, le public semble apprécier ce choix mais à la longue, se demande si, un Guillemin qui raconte de belles histoires n’est pas préférable à un programme  qui s’efforce avec ses défauts de raconter l’histoire. 

Débats et interviews

Encore moins visible, et moins revendiquée, la scénarisation des débats et des interviews montre que l’image historique « en direct » souffre des mêmes maux que l’image d’actualité. De l’aveu même de leurs auteurs, les débats des Dossiers de l’écran, de L’écran témoin, des grandes séries et des émissions anniversaires, suivent un canevas préalable fondamentalement orienté par le choix des invités. Certains le dénoncent mais la plupart apprécient pourtant un spectacle qui serait moins percutant et encore plus brouillon sans préparation. Le cas de scénarisation le plus avancé, totalement ignoré par le public et une bonne partie des critiques, reste celui des Télé Mémoires. Alors qu’il est perçu comme la quintessence de l’interview télévisé scientifique, tout de la conception à la réalisation suit un canevas établi par l’historien responsable qui, en plus d’un dossier orientant l’interview, rencontre préalablement le témoin, enregistre une première fois ses propos et prépare à partir de là le scénario de l’entretien filmé.  

Conférences 

Au moment où le montage triomphe, la RTB joue la nouvelle carte des conférences. Elles n’arrivent en France que bien après la Suisse et la Belgique, peut-être parce que, bon marché, elles conviennent mieux à des petites télévisons impécunieuses. Elles connaissent un grand succès en se plaçant à la tête des émissions culturelles les plus populaires de la chaîne, mais très largement derrière les divertissements même les plus insignifiants. Elles reprennent une bonne part des caractéristiques de l’histoire dramatisée : récit anecdotique, croustillant et spectaculaire mais approximatif et essentiellement littéraire avec un arrière-plan historique. D’une forme indigente, elles sont essentiellement construites autour du charisme de conteurs peu nombreux : Henri Guillemin pour la TSR, le même et Jo Gérard pour la RTBF et Alain Decaux pour la télévision française. Si d’autres raconteurs d’histoire apparaissent parfois au tournant de l’une ou l’autre série, les triplés occupent l’antenne de façon récurrente pendant une vingtaine d’années.  

Plus que les personnages étudiés et les thèses parfois contestées défendues par l’orateur, où la critique historique n’y trouve que rarement son compte, c’est la forme qui fait la conférence et son spectacle. Car il s’agit bien encore de spectacle puisque si les conteurs de l’histoire sont plus courants à la radio qu’à la télévision, ce dernier média met en valeur toutes les expressions qu’ils utilisent pour amener le spectateur dans un état d’intérêt complice et amical. Il est vrai que les personnages sont fascinants, surtout Henri Guillemin, et que l’expérience n’était pas gagnée d’avance car, à un moment où le montage triomphe, réunir un public pendant près d’une demi-heure devant une personne en plan « fixe poitrine » et sans presque aucun document demande un excellent conférencier. 

La mise en opposition entre les deux conférenciers de la RTB peut nous éclairer sur les illusions entretenues par la presse et le spectateur à propos de la valeur historique de ces programmes. Après avoir acheté les productions suisses d’Henri Guillemin, la RTB débauche Jo Gérard un historien local, spécialisé dans la fresque plaisante. Si les évocations du premier se rattachent à l’histoire littéraire traitée avec quelques précautions méthodologiques, parfois un peu sommaires, le second propose des sujets amusants, spectaculaires mais mineurs voire purement commerciaux qui n’apportent aucune nouveauté ou amélioration à l’historiographie télévisée.  

Mais curieusement, toutes les éloges et critiques comparatives des chroniqueurs ignorent le fond pour se concentrer uniquement sur la forme. L’opposition ou la connivence sont surtout l’occasion d’émettre des considérations intéressantes mais chimériques sur l’histoire. Henri Guillemin serait le tenant d’un enseignement universitaire sérieux et brillant mais aux préoccupations un peu éloignées des aptitudes du public tandis que Jo Gérard serait plus près de l’acquis culturel issus de l’enseignement moyen de ce même public mythique. Le premier transmet un savoir de haut vol pendant que le second vulgarise. En fait, la distinction ne porte de nouveau que sur la forme et non sur le fond d’une histoire idéalisée. En réalité, les deux conférenciers sont aussi éloignés de l’histoire universitaire que de l’histoire scolaire nouvelle mise en place vers 1969-1970 par l’enseignement rénové, où les gloires nationales ont de moins en moins droit aux honneurs des manuels. Peuvent seulement y trouver leur compte, ceux qui ont suivi des études primaires ou moyennes dans les années 30-50, et encore car on reste souvent au niveau du mystère historique mercenaire ou au mieux de la biographie littéraire monomaniaque. Cette forme historique télévisée, qui pourtant a marqué presse et spectateurs, sert peu l’historiographie télévisée. L’histoire scientifique ou les historiens professionnels peuvent trouver leur compte dans les dramatiques, montages, interviews et débats qui s’inspirent de leur travail ou mieux les mettent en avant, mais pas ici où les conteurs servent simplement leur propre image. 

En fait, tous ces programmes répondent au désir fondamental de divertissement de leurs créateurs. Certes il est sérieux mais c’est du divertissement quand même. C’est évident pour les dramatiques et la fiction mais les interviews, les montages et les débats sont avant tout des productions dont l’aspect spectaculaire est renforcé par le choix de sujets souvent contemporains, croustillants ou symboliques. Quelque soit sa forme, le public belge regarde donc avant tout une représentation plaisante de l’histoire.

A ce propos, on peut se demander si une bonne fiction n’a pas plus d’influence sur la perception de l’histoire par le spectateur que de doctes documentaires, même enrobés dans un emballage plaisant. Elle leur permet de connaître les grandes lignes d’évènements souvent oubliés du plus grand nombre. Le cas d’Holocauste est ici lumineux. Même si le regard rétrospectif en fait un épisode mineur dans l’histoire de la télévision, il révèle la déportation raciale au grand public. En 1979, il est devenu un événement unanimiste. Certaines écoles secondaires demandent à leurs étudiants de regarder la série, parfois en groupes, et l’exploitent en classe. S’il arrive à un moment où commence à poindre chez ces déportés l’idée de s’organiser pour transmettre la mémoire de leur expérience, la raison du succès du feuilleton est clairement à rechercher dans la personnalisation des évènements qui permet au public de s’identifier aux héros. Bien sûr, des auteurs de documentaires comme Claude Lanzman nient toute valeur historique au feuilleton comme témoignage du génocide. Selon eux, il idéalise la réalité selon les clichés propres aux fictions dramatiques toujours présentées, presse comprise, comme racoleuse ou sans grande valeur historique. Mais dans le cas de Shoah, on ne peut justement pas recevoir l’argument car le travail ne brille pas par une grande rigueur critique. De toute façon la polémique ne se situe pas dans le rapport extermination – fiction mais de nouveau plus sûrement le rapport documentaire – fiction. 

La supériorité de la fiction sur le documentaire classique pour transmettre une émotion, voire des valeurs fondatrices à une large part de la population est indéniable, à quelques exceptions près comme La Bataille des Ardennes. Mais nous croyons que la fiction permet aussi une approche plus directe de l’évènement puisque son auteur peut s’affranchir des obligations documentaires, en usant des techniques propres au genre : raccourcis, ellipses, outrances, ressemblances approximatives, accessoires ou lieux allusifs. Le cinéma contemporain use de la méthode avec parfois beaucoup de bonheur à l’image du film Forrest Gump qui derrière une apparente  bluette, voyage avec pertinence et critique à travers l’histoire américaine de l’après-guerre et ses valeurs successives parfois contradictoires.

D’autre part, le renouveau du documentaire historique passe depuis environ cinq ans par le docu-fiction. S’il n’est qu’une adaptation de la méthode anglo-américaine du montage aux moyens financiers et techniques contemporains, il renforce pourtant la part de la fiction par rapport à l’interview du spécialiste et à l’usage d’archives, parfois fausses comme dans Complot secret pour abattre Hitler, qui ne disparaissent pourtant pas entièrement. Le succès est au rendez-vous, de Pompéi à Auschwitz, les nazis et la solution finale. Seule ombre évidente dans un tableau pourtant positif, la fiction historique comme dans le passé le roman historique, fait souvent disparaître la réalité derrière le roman. 

 

La télévision historique : jeunes et adultes sur le banc de l’école  

voir J. GREGOIRE, L’usage pédagogique des archives télévisées (Colloque international Les usages des images d’archives au Musée royal de Mariemont, 24 septembre 2004).

Nous conclurons ce chapitre en relativisant la portée de nos propos. Toutes les spéculations de la presse et des groupes d’influence ne portent que sur environ 3 à 5% de la population « jeune ». Ce taux moyen d’écoute est stable à travers le temps. En se focalisant sur l’ignorance supposée des jeunes générations, ils ignorent souvent leurs aînés qui sont eux vraiment intéressés par ces émissions. Ce n’est pas le passé qui rebute les jeunes mais le documentaire en général et le documentaire historique en particulier. La situation ne s’est pas améliorée chez les étudiants contemporains comme le montre une étude que nous avons réalisée en 2004 sur la perception des programmes documentaires. Les résultats sont peu glorieux pour l’histoire télévisée qu’elle soit sous forme documentaire ou sous forme commémorative car aucun étudiant ne peut citer, même approximativement, le titre de cinq documentaires à connotation historique et à peine un tiers peuvent en citer deux. 

 

Apports de la télévision à l’histoire : la télévision patrimoniale 

En dehors de l’historicité plus ou moins scientifique de nombreux programmes documentaires, la télévision fait parfois œuvre patrimoniale. Dans une masse de dramatiques et de montages à inspiration historique, elle sauvegarde témoignages et archives du passé. Aussi bien à la télévision française qu’à la télévision belge, ces programmes patrimoniaux sont, avec l’accès des historiens à la notoriété, ses seuls apports incontestables à l’histoire scientifique. 

Le témoignage

La sauvegarde des témoignages semble être la contribution à l’historiographie scientifique la plus évidente de la télévision. Pourtant, on doit distinguer entre la sauvegarde volontaire et celle qui l’est moins.  

En effet, bon nombre de récits conservés par la télévision ne deviennent patrimoniaux qu’avec le temps. Ce sont essentiellement les interviews de personnalités plus ou moins importantes, effectuées à l’occasion de programmes nullement historiques. On est frappé à la lecture des magazines passés du nombre, de la variété et de la richesse des personnalités qui fréquentent ses studios. Plus qu’aujourd’hui où ils sont relégués sur des chaînes spécialisées, presque tous les acteurs de la culture ou du pouvoir passent à un moment ou à un autre à la télévision. C’est bien évidemment de la télévision patrimoniale mais presque accidentellement, presque à son corps défendant. Dans la plupart des cas, les auteurs de ces programmes ne sont pas conscients de ce qu’ils mettent en boite. Mais ce type d’émissions sort un peu du cadre de notre étude car il lui manque la volonté de faire œuvre historique, c’est-à-dire le regard rétrospectif qui est au cœur de nos préoccupations. 

Par contre, d’autres programmes inventent consciemment une télévision patrimoniale en débusquant le témoignage. Mais ici aussi, les intentions des auteurs peuvent être variées et modifient nettement l’intérêt d’une telle démarche pour l’historien contemporain.

Si le documentaire est essentiellement monté à partir d’archives et que le témoin est simplement illustratif, sa valeur conservatoire est nettement réduite. Malheureusement l’essentiel des très bons montages rétrospectifs de l’âge d’or, tant en France qu’en Belgique, usent du témoin de cette manière. Dans Les grandes batailles en France ou dans Le monde en guerre en Grande-Bretagne, le principe du programme est de replacer les adversaires sur les lieux même où ils se sont affrontés. La liste des témoins est impressionnante car on y trouve aussi bien les chefs encore vivants que des personnalités de moindre importance qui ont été au cœur des évènements. Pourtant, leur témoignage ne fait que reprendre ce qu’ils ont déjà dit auparavant ailleurs qu’à la télévision. En Belgique, les monographies de Jacques Cogniaux qui replacent les anciens in-situ ou leur fait commenter les documents d’archives sont à peine plus innovantes. 

La démarche consistant à monter un programme presque exclusivement à partir d’interviews de témoins, peut sembler à première vue aux antipodes de la démarche précédente. Pourtant, les auteurs de tels documentaires ne recourent souvent à cet artifice que contraints et forcés par le manque d’archives exploitables. La qualité patrimoniale de ces programmes ne vaut alors que par la simple qualité du témoin. Le Journal de la Grande guerre en est l’exemple le plus représentatif. Au tournant de 1965, raréfaction des évènements aidant, l’équipe se trouve en panne d’archives filmées ou photographiques. Elles sont remplacées systématiquement par des reconstitutions fauchées et des interviews beaucoup moins coûteuses. Contrairement à l’idée reçue, cet emblème de l’inventivité de la RTB ne trouve donc nullement son origine dans la volonté de créer un style et encore moins dans une quelconque volonté patrimoniale mais dans la simple rigueur des contraintes matérielles. Ce n’est qu’avec le temps, dans les derniers mois de la série et en raison de la disparition massive des anciens, que l’équipe se lance à corps perdu dans la sauvegarde du témoignage, presque toujours de second couteaux. Vingt-ans après, l’auteur de Shoah revendique la même méthode, en prenant également prétexte du manque d’archives filmées sur les camps d’extermination, pour proposer une interminable compilation d’interviews. Mais ici aussi la question patrimoniale a peu d’importance car l’absence de scénario revendiqué, ou l’absence de hiérarchisation de l’information, noie les quelques apports originaux dans une logorrhée sans grand intérêt historique. 

Se pose alors la question essentielle de la qualité du témoin. Sa participation à un programme télévisé ou tout au moins sa position par rapport à l’événement, une évidence de la critique, apporte-t-elle une plus value à la connaissance historique générale ?  

Bien sûr, la télévision historique belge des années soixante utilise souvent le témoignage des acteurs principaux de l’événement qu’elle relate, essentiellement dans des programmes sur la seconde guerre comme pour les interviews de Schmidt l’interprète d’Hitler, d’Eisenhower de retour sur les plages de Normandie ou de Lord Mountbatten dans une série à sa gloire. Pourtant, du point de vue patrimonial, ces interviews ont peu de valeur car peu de choses nouvelles sont révélées. Ces émissions exploitent le scoop apporté par la présence d’une personnalité vendant quelque peu son image, souvent à l’occasion de la sortie d’un livre. Tout au plus peut-on y trouver de leur part une introspection critique. 

Plus intéressants sont les interviews de témoins de second plan. Ils ont souvent été délaissés par l’historiographie du temps, à l’exception peut-être dans les années soixante, des récits destinés à la vulgarisation ou à la littérature pour adolescents. Ces exécutants apportent un éclairage nouveau ou tout au moins original des évènements qu’ils ont vécus. C’est dans les années septante, peut-être parce qu’on se rend compte que les acteurs principaux sont morts, que ces programmes vont se multiplier. Le Drame du bois du Cazier par exemple démontre l’intérêt de recueillir le témoignage d’hommes qui occupaient souvent des places subalternes dans la mine des années cinquante. Ils forment l’épine dorsale du reportage avec à peu près tous les cadres de l’entreprise encore vivants en 1976. Or, c’est en confrontant leurs propos qu’apparaît clairement le déroulement et en partie les responsabilités de la catastrophe. C’est la démonstration la plus exemplaire de la valeur historique de ce type d’interviews. Parfois, cette course au témoignage prend l’apparence désespérée d’une bouteille à la mer comme lorsque Pierre Bellemare dans De Mémoire d’homme fait appel quarante ans après, au témoignage des téléspectateurs pour résoudre des affaires mal expliquées des années trente. De nouveau, c’est la peur de la disparition de ces témoins secondaires qui pousse la télévision des années nonante à se précipiter à leur chevet comme dans Lumumba la mort du prophète ou dans La Forêt de Katyn, monté essentiellement autour de l’interview du dernier bourreau sur son lit de mort. 

Malheureusement, aucune révolution historiographique, n’est née de ces programmes. On peut même aller plus loin en parlant de la presque inutilité des plans de sauvetage induits par des séries comme Le Journal de la Grande guerre, Boula Matari ou Jours de guerre. Sans nier leur aspect exemplatif et émotionnel, même si ces grandes séries se revendiquent patrimoniales, elles n’apportent pas grand chose de neuf à la connaissance historique générale, tous simplement parce qu’elles ne font que la dupliquer. 

Par contre, de réelles nouveautés apparaissent dans des programmes apparentés à des mémoires filmées, à la forme simpliste mais résolument tournés vers la parole et le souvenir des notables invités. Les grandes personnalités politiques belges des années trente-cinquante intéressent la télévision des années soixante. C’est la BRT qui lance la mode avec les « Télé-visites », dont celle d’Achille Van Acker, en 1963. Un an plus tard à la RTB, Neuf millions diffuse une interview de Paul-Henri Spaak. Mais ce sont surtout les Télé-mémoires qui consacrent l’habitude de recueillir les témoignages de dignitaires, de plus en plus contemporains. S’il n’use volontairement d’aucun document d’époque pour se consacrer entièrement à la personnalité filmée dans un décor minimaliste, la force et la nouveauté du programme se trouvent justement dans la préparation par essence invisible à l’antenne. La démarche est scientifique par sa méthode et par l’implication d’historiens professionnels dont le travail est un peu masqué par la personnalité envahissante du journaliste. Chaque interview filmée est précédée par la réalisation d’un dossier préparatoire solide et d’un entretien préalable enregistré, qui doit mettre en évidence les éléments significatifs du récit. La qualité de ce programme est donc essentiellement liée à la qualité du témoin mais aussi à celle de la préparation qui scénarise un interview nullement spontané. La même démarche est à l’origine des autres Télé-mémoires thématiques et, un peu moins apprêtés, des programmes s’en inspirant comme Les Dossiers de la décolonisation. Sans atteindre la valeur historique du glorieux ancêtre, il faut attendre les années nonante avec peut-être Les artisans de l’histoire qui les revendique, ou plus certainement Noms de Dieux qui les ignore, pour retrouver un programme approchant à la télévision belge. Les Télé-mémoires suscitent la publication d’un rare livre-disque et sont très largement pillées par toutes les émissions postérieures, preuve de la valeur patrimoniale de la série. 

Enfin, restent heureusement les programmes qui se revendiquent patrimoniaux ou qui le deviennent très rapidement. Pour les premiers, l’initiative vient de France dès les années soixante avec Les heures chaudes de Montparnasse. Le réalisateur qui se rend compte que le quartier va disparaître, veut non seulement sauver son image mais aussi le souvenir des artistes survivants du Montparnasse des années 1900-1920. Nous sommes bien ici au cœur de la sauvegarde consciente du patrimoine culturel, une des fonctions les plus nobles de l’histoire télévisée. Cette démarche souvent revendiquée mais en réalité assez peu pratiquée consciemment, ressemble à celle de La France défigurée ou en Belgique de Ce pays est à vous. Au début des années septante, alors que la mutation socio-économique induite par la révolution gaulliste fait sentir pleinement ses effets, la France se jette à corps perdu dans la sauvegarde du témoignage en multipliant les séries comme Témoins ou Archives du vingtième siècle et les programmes ponctuels plus souvent consacrés aux artistes qu’aux politiques. 

En Belgique par contre, il faut attendre la création du centre de production de Charleroi, initialement dédié à l’éducation, pour que ce genre de programmes se multiplie. Cette politique de sauvegarde et de diffusion de témoignages prend très nettement un accent régionaliste, voire communautaire, en célébrant les doubles racines industrielles et rurales d’une nation wallonne en devenir. Par exemple, De mémoire d’homme, remémore les souvenirs de personnalités locales qui se racontent en rappelant surtout la vie quotidienne de leur métier comme le fait aussi 150 ans de vie quotidienne en Wallonie à la radio. Mais la vraie révolution historiographique dans le cadre qui nous occupe vient de la série Inédits d’André Huet. Même s’il existe un précédent français éphémère et quelques années avant que le genre ne devienne à la mode, elle est lancée par un journaliste visionnaire qui va même fédérer les initiatives européennes comparables. La formule est à priori fort simple. C’est une compilation de films familiaux, essentiellement des années trente-cinquante, envoyés par des particuliers qui les commentent en voix off. Le plus surprenant est que la plus longue série historique de la télévision belge, trouve toujours de quoi alimenter la machine, malgré quelques artifices. Plus étonnant encore, elle suscite l’exhumation de films nettement moins amateurs tels les reportages d’entreprises, les films de patronage ou les ancêtres d’Exploration du monde. Elle entretient avec ceux qui cèdent gratuitement leurs archives un sentiment d’appartenance et fait une audience très honorable pour ce genre de compilations. C’est sans doute l’émission historique la plus intéressante de notre étude car au contraire d’autres séries qui ressassent de vieilles archives et qui sont historiographiquement peu innovantes, elle met au jour une part importante et inconnue du patrimoine culturel des classes moyennes belges. On peut trouver un autre exemple illustrant la fonction patrimoniale de ce type de programme dans la partie Libération de la série 44-84. André Huet qui a été rattaché à l’équipe, fournit une compilation de documents amateurs qui permet de suivre heure après heure, pour beaucoup de villes et villages du pays, l’arrivée des libérateurs. Avant l’ère des caméscopes, c’est certainement l’exemple unique d’un évènement militaire filmé presque dans son entièreté par des auteurs non contrôlés.  

Plus intéressant encore, sont les programmes aux intentions classiques qui deviennent patrimoniaux dans la mesure où ils rencontrent un terreau favorable, voire un mythe naissant. Un peu moins de vingt ans après La Bataille et les hommes de la télévision luxembourgeoise qui avait mis les civils au centre du récit, la télévision belge produit la série 44-84. La bataille des Ardennes, qui insiste dès le départ sur le côté humain de la libération et des combats postérieurs. Essentiellement par l’intermédiaire du témoignage des « petits » de la guerre, soldats et civils, les réalisateurs veulent donner derrière la stratégie, sa vraie place à la dimension humaine. A travers ceux qu’ils font parler, ils ont le souci de montrer ce que furent les destins personnels des habitants des Ardennes dépassés par des évènements qu’ils ne maîtrisaient pas. Ce choix éditorial dans l’air du temps, qui n’exclut pas le montage d’archives classiques et l’intervention du journaliste, est un choc pour beaucoup, y compris pour les habitants des régions où s’est passée la bataille quarante ans auparavant. En resserrant le champ des caméras sur les civils dans la bataille, la série dont l’empathie pour les témoins n’est pas la moindre des qualités, devient pour l’extérieur mais aussi pour beaucoup d’entre eux, le révélateur des souffrances qu’ils ont pourtant vécues. Pour des témoins marqués à vif, La Bataille des Ardennes est l’occasion de parler, souvent pour la première fois depuis décembre 1944. Plus simplement, on peut se demander si le succès du programme n’est pas simplement dû à ce qu’il arrive à point, à un moment où le temps passé permet au témoin de parler de ses souffrances, mais suffisamment proche pour qu’il reste encore des souvenirs utiles. La Bataille des Ardennes compile des témoignages de victimes civiles de la guerre au moment où parlent abondamment les déportés raciaux. Il y a curieusement à la télévision belge francophone un parallèle chronologique entre la parole douloureuse des ardennais et celle des déportés. Quoi qu’il en soit, la série permet la sauvegarde de témoignages importants pour la compréhension de la bataille au quotidien mais aussi, et c’est nouveau, elle permet de mieux appréhender les premières heures de l’offensive au moment où les troupes américaines perdent pied mais aussi au moment où elles se  ressaisissent.

Inédits et les Télé mémoires sont sans doutes les seuls apports réellement innovants de l’histoire télévisée patrimoniale à l’histoire générale. La première par la reconnaissance d’un public acteur, la seconde par essence. 

La télévision source et objet d’archives  

Comme nous l’avons déjà abondamment expliqué, l’archive filmée est au cœur du documentaire télévisé. Nous ne l’envisagerons plus ici, pour n’étudier que l’archive filmée patrimoniale, l’archive exceptionnelle ou les mises en valeur originales des archives déjà exploitées. 

L’usage patrimonial des archives est intimement lié à la naissance de « l’histoire des gens » au milieu des années septante en France et au début des années quatre-vingts en Belgique. La révolution des films familiaux comme source historique se concentre dans deux programmes seulement : La Vie filmée en France et Inédits en Belgique, copiés ensuite dans toute l’Europe. Nous l’avons déjà envisagé plus haut. Nous n’y revenons pas. 

Plus créatifs, certains proposent un autre usage des archives qui se démarque nettement de l’usage classique saucissonné. En 1971, Sous l’occupation reprend par exemple les actualités allemandes diffusées en Belgique en conservant le commentaire original compensé par l’intervention du journaliste. En France, Histoire parallèle en 1989 exploite le même concept, déjà utilisé par le Magazine du temps passé dans les années cinquante mais en confrontant les archives franco-allemandes d’abord éclairées par la présence d’historiens professionnels, puis par de grands témoins. La méthode n’est pas dénuée d’ambiguïté car ses auteurs, qui orientent l’analyse par le choix rédactionnel du débat, sont aussi discrets sur le toilettage, honnête mais réel des archives que le public assimile abusivement à du document brut.  

L’archive exceptionnelle est plus rare car les fonds sont très largement connus et exploités dès le début des années soixante. On peut pourtant rappeler pour la RTB l’anecdote de la « prise de guerre » de Jacques Cogniaux, qui exploitée jusqu’à la corde l’affranchit souvent du marché international des archives mais est aussi à l’origine de productions originales comme précisément Sous l’occupation. D’autres documentaires ponctuels s’organisent autour de pièces exceptionnelles parce qu’elles ont été oubliées plus ou moins volontairement comme D-Day to Berlin autour des « archives off » de Georges Stevens, La Mémoire meurtrie autour des films sur la libération des camps de Sydney Bernstein, Newsnight Hiroshima and Nagasaki autour de La Défaite du Japon de l’unité cinématographique rattachée au Strategic bombing survey ou les films personnels d’Eva Braun, drôlement présentés à chaque diffusion depuis 1956 comme une découverte extraordinaire. 

La télévision comme l’avaient fait les actualités cinématographiques auparavant, devient une grande créatrice d’archives exploitées ultérieurement. Mais nous n’envisagerons ici que la création de programmes au regard rétrospectif. La télévision s’auto commémore assez rapidement par des montages classiques ou des entretiens avec des anciens, mais on hésite à parler de travail patrimonial avant Télé rétro qui pour le vingt-cinquième anniversaire de la télévision belge propose la rediffusion commentée de grandes émissions du passé. L’idée est reprise en 1992 par Vidéothèque, et par Archives - Zoom arrière depuis 2002. Par contre, la vraie innovation apparaît en France dans les années nonante où la télévision patrimoniale reprend de vieux documentaires de type Exploration du monde produits dans le passé pour la télévision naissante ou plus simplement pour le cinéma. 

Si l’auteur de document historique, se réclame souvent d’une démarche patrimoniale, la télévision propose rarement des documents qui sont réellement originaux ou même innovants. Par contre, l’exploitation des mêmes archives, l’usage des mêmes témoins ou l’étude des mêmes sujets, construit assez rapidement une succession d’images symboliques qui entrent peu à peu dans la mémoire collective des spectateurs à l’exemple des explosions atomiques de Trinity, Nagasaki ou même Bikini,  systématiquement utilisées pour illustrer celles d’Hiroshima.

 

Les guerres mondiales : fond de commerce de l’histoire télévisée 

En examinant la thématique particulière des émissions anniversaires ou plus précisément les événements à l’origine des anniversaires, on remarque immédiatement que l’histoire contemporaine est très largement majoritaire avec une prédilection certaine pour la seconde guerre mondiale et les périodes annexes. Tout comme chez nous, les créateurs courtisent également, mais irrégulièrement, la première guerre.  

Si en France et en Belgique, les guerres coloniales, les relatives périodes de paix ou les évènements politiques et culturels du 20ème siècle ne sont pas ignorés, statistiquement parlant, les guerres qui déchirent l’Europe constituent jusqu’en 1995 la majorité des programmes historiques de la télévision.  

Nous allons donc maintenant examiner la télévision historique, à la lumière des deux conflits mondiaux. Nous les envisagerons d’abord statistiquement dans leurs rapports réciproques car au-delà des modes, le glissement d’un conflit à l’autre révèle une certaine évolution de la pensée historiographique. Ensuite, quelques thèmes redondants de l’histoire de la seconde guerre qui peuvent nous renseigner sur le regard que porte un pays sur son histoire. Enfin, nous conclurons ce chapitre par l’examen de quelques particularités propres aux grandes émissions de la RTB sur le conflit, parfois dans leur rapport avec la France. 

Disparités et antinomies des programmes sur les périodes de guerre

Dans une télévision qui cherche des sujets de programmes, les anniversaires symboliques sont très utiles car ils permettent sans grande opposition, de justifier la mise en chantier de projets spectaculaires. Par contre, ils sont parfois à l’origine de glissements thématiques intéressants comme celui qui met alternativement à la mode les deux conflits mondiaux. 

La première guerre est chronologiquement le premier événement majeur célébré longuement par la télévision de l’âge d'or, au moment où elle est en pleine possession de ses moyens techniques. Cinquante ans après, le conflit est encore dans la mémoire du spectateur ou du producteur des années soixante, même si leur monde est très éloigné de celui de leurs grands parents. La situation est différente pour la deuxième guerre, déjà étudiée par la télévision dans un monde encore plein de ses cicatrices. Il faut souligner ici l’importance de l’école et de l’éducation dans la création de cette mémoire. L’école est le terreau sur lequel se greffent les émissions historiques des années cinquante - soixante. Les créateurs d’émissions historiques ont été élevés dans le contexte historiographique scolaire patriotique de l’immédiat après-guerre. C’est cette éducation, avec ses absences, qui semble décider du contenu des programmes. De plus, le cinquantième anniversaire du début de la première guerre mondiale est un moment fort car on sent bien, vu l’âge de plus en plus avancé des survivants, que l’on ne pourra plus longtemps la célébrer autrement que comme un épisode d’une histoire définitivement passée sans témoin vivant. On connaît le même phénomène, atténué par la grâce de la médecine, pour le cinquantième anniversaire du conflit suivant. 

La disparité entre les quatre années de guerre est assez forte. On évoque essentiellement 1914 et dans une moindre mesure 1918. Pour les Belges c’est l'agression allemande contre « une petite nation courageuse » et la libération du pays. Pour les Français, c’est  le miracle de la Marne qui arrête l'offensive Allemande et la victoire après de durs sacrifices. En fait, ce choix rappelle plus simplement des moments où la guerre est dans une phase active et surtout spectaculaire. Une autre interprétation plus subtile peut être proposée. Même si Le journal de la Grande guerre ne les ignore pas, on commémore plus facilement les événements heureux comme une victoire, ou dramatiques mais qui ont abouti à une victoire finale, qu’une stagnation militaire où, dans la boue, les massacres de Verdun et les mutineries de 1917 tiennent lieux de chemin de croix difficile à peser. Enfin, à quelques exceptions près étudiées dans le corpus, l’évocation de la première guerre est à ce moment moins malaisée que celle de la seconde. Il est plus facile d’en parler car son éloignement exclut l’influence politique des derniers poilus et atténue les mauvais souvenirs. Le peu de polémique qu’elle suscite, les fusillés pour l’exemple en France et le mouvement flamand en Belgique, facilite aussi son évocation, tout comme la rareté des contentieux géopolitiques encore issus des traités de paix.

Quoi qu’il en soit, après la clôture du Journal de la Grande guerre, qui ne célèbre même pas particulièrement le 11 novembre, mais ce n’est pas sa fonction, et la relative explosion commémorative française de 1968, la première guerre est presque balayée pour vingt ans de la télévision historique belge. Nous ne revenons pas sur les raisons purement scientifiques de ce choix mais on doit bien constater que la seconde guerre mondiale occupe une place privilégiée dans l'étude de l’histoire à la télévision, particulièrement dans les montages d’archives. 

Ce sont les années 1940 et 1944 puis, dans une moindre mesure 1939 et 1945, qui sont majoritairement à la source des programmes. Si l'on ne tient pas compte de Jours de guerre, les années 1941 à 1943 sont véritablement sinistrées. Le phénomène, déjà remarqué pour la première guerre mondiale, semble se reproduire ici. On commémore d'abord l'attaque allemande et la libération, puis dans une moindre mesure le début de la guerre et l'année de la victoire. On peut évoquer rapidement quelques explications à cette dissimilitude comme peut-être, l'importance en France de la volonté gaulliste de commémorer un passé à l'origine de sa légitimité ou de gommer les années grises de la seconde guerre au profit de flashs certes douloureux mais unificateurs. Pour nous, on peut rappeler que l'étude de la vie quotidienne des occupés et de la collaboration ne commence vraiment à la télévision belge qu’à la fin des années septante et ne devient systématique qu’au début des années quatre-vingts. Souvenons nous qu’ici aussi la chronologie et l’écoulement du temps sont capitaux. Dix ou vingt ans peuvent modifier en profondeur la vision d’un événement. Il suffit de comparer le tapage suivant la diffusion des premiers épisodes de L’Ordre nouveau de Maurice De Wilde et la presque indifférence suscitée par les émissions sur la collaboration dans Jours de guerre. Il est vrai que les principaux acteurs témoins ont disparus entre les deux séries. Mais le manque d'intérêt des télévisions francophones pour les années 1941-1943 peut aussi simplement s'expliquer par la faible implication à ce moment de ces pays dans le conflit. On peut en effet commémorer des événements phares et spectaculaires tels qu’attaques, libérations et  proclamations, mais plus difficilement une « grise occupation ». Enfin, l’argument utilitaire peut de nouveau être utilisé. Pour faire de la bonne télévision historique, en évitant le plus possible l’écueil de la fiction, on ne peut recourir qu’aux montages d’archives qui rendent le récit vivant. Or, les plus spectaculaires sont tournées dans nos régions en 1940 et en 1944-1945. 

L’exceptionnelle longévité de la mode de la seconde guerre en fait un évènement plus universel qu’une simple conséquence des commémorations. Pour une fois, il ne faut pas en trouver essentiellement la genèse dans des origines matérielles. Ce sont bien des considérations culturelles, identitaires, voire politiques parfois contradictoires qui font des années trente - quarante, une période constitutive de notre identité. Même si la fièvre commémorative par ses excès renforce son poids, le goût du public pour ces émissions mais aussi pour la littérature, la fiction et même le « militaria » témoignent d’un intérêt profond d’une large population pour un conflit encore sensible jusqu’aux années nonante. Les camps clairement définis, la masse d’archives disponible, l’universalité de l’implication des populations, l’étrange contradiction entre l’embrasement généralisé et une guerre où l’individu est encore personnellement distingué, la multiplicité des expériences et son aspect tenant parfois du western en font un excellent sujet de programme télévisé, renforcé au moment du cinquantenaire par la mutation géopolitique d’une Europe figée depuis 45 ans. 

Au moment où le cinquantenaire de la seconde guerre mondiale atteint des proportions paroxysmiques, surtout sur les antennes de la RTBF, les programmes sur la première guerre, occultés par ces commémorations, deviennent ailleurs plus nombreux. Si la BBC se contente souvent de la retransmission de cérémonies commémoratives et de documents de facture classique, la France privilégie les tableaux impressionnistes de la guerre et les touches d’émotion très à la mode dans les années nonante. Pourtant, des émissions comme Les Moissons de fer, prennent aussi une orientation patrimoniale voire mémoriale, influencée par le travail entrepris par les historiens qui gravitent autour de l’Historial de la Grande guerre de Péronne. En Belgique, c’est la Flandre qui s’y intéresse particulièrement. Il est vrai, qu’elle y puise une partie de son identité. 

La relative éclipse de la seconde guerre et le retour en grâce de la première au début des années nonante procèdent de la même démarche mais pour une génération nouvelle. Au-delà des arrières pensées politiques, ils annoncent la disparition de la génération active en 1930-1940 mais aussi de plus en plus de la génération intermédiaire, traditionnel public de l’école belge du documentaire historique. La troisième génération et leurs enfants, encouragée par l’européaniste ambiant qui veut nettement tourner la page, se cherchent dans cette guerre plus ancienne, ses conséquences et surtout ses excès, d’autres éléments identitaires plus proches de leurs valeurs.   

Les thèmes redondants de l’histoire télévisée des conflits 

Dans une étonnante stabilité à travers le temps, l’évocation de la seconde guerre mondiale favorise les moments symboliques, les grands sujets classiques spectaculaires marquant l’imagination : événements militaires, événements douloureux, moments forts liés aux extrémités du conflit.   

En se rappelant les thématiques actuelles, surtout développées dans les programmes diffusés sur Arte, on remarque des changements historiographiques importants. Depuis les années nonante des sujets comme l'opération Barberousse, la libération des camps ou les rafles, le bombardement d'Hiroshima et de Nagasaki, le bombardement de Dresde, de Yalta et le début de la guerre froide, la vie quotidienne sous l'occupation, la commémoration de défaites comme Arnhem ou le Vercors sont courantes, avec même pour certains un petit relent de réformisme. D'autres thèmes sont eux presque totalement absents tels que les massacres perpétrés sur la population civile, nombre d’événements liés à la guerre du Pacifique, tous les événements liés à la guerre en Afrique, toute la guerre des Balkans et une bonne partie de la campagne de Russie.   

Reste à survoler rapidement l’évolution chronologique des thèmes historiques. Cinq sujets se disputent, au fil des décennies, les places de tête : opérations militaires, histoire politique et diplomatique, camps et persécutions, résistance et collaboration, civils dans la guerre. Cette permanence de leur leadership est certainement due aux mêmes  causes : nombreuses images d’archives disponibles, goût du spectaculaire et redondance des sujets « bateaux » qui plaisent et rassurent. Nous avons déjà souvent fait ces constatations auparavant. Sur ces thèmes stables, les années septante privilégient l’histoire politique de la guerre et la résistance, les années quatre-vingts semblent toujours privilégier l’histoire politique de la guerre mais aussi celle des civils et de la collaboration. De plus, l’existence d’une production dépendante des années symboliques cache une réelle mutation historiographique à la fin des années soixante et au début des années septante. Il se confirme qu’on assiste à un glissement général de sujets très visuels et classiques vers des sujets moins spectaculaires, moins dotés en images mais beaucoup plus élaborés et pointus. Le phénomène se renforce dans la seconde moitié des années quatre-vingts et la première moitié des années nonante. 

Les émissions historiques anniversaires obéissent à un processus atavique lié plus aux événements spectaculaires ayant frappé l'imagination qu'à l'intervention du pouvoir politique et cela de manière stable et homogène tout au long de la période étudiée. L'historiographie télévisée est très liée au contexte culturel et éducationnel de ses créateurs qui privilégient l'événement qui concerne leur pays à la presque entière exclusion du reste du monde. Les évènements célébrés sont directement liés au cadre culturel classique de l’Europe avec parfois quelques extensions, vers l'histoire des nations culturellement et politiquement proches. 

A côté de ces émissions à l’inspiration classique, on trouve quelques bizarreries. Lors du cinquantième anniversaire de la chute de l’Allemagne et donc de la découverte par les Alliés de l’univers concentrationnaire, la télévision allemande met de plus en plus souvent l’accent sur les grands bombardements alliés, l’attaque Russe et toutes ses conséquences en édulcorant par-là d’autres événements où sa responsabilité est très engagée. Par contre du côté des ex-victimes, particulièrement en Belgique et en France la manière de traiter Hiroshima, Nagasaki ou même Dresde est assez étrange. En 1994-1995, une tendance semble presque renverser  l’ordre des valeurs en confondant victimes et agresseurs ou tout au moins en renvoyant dos à dos l’Axe et les Alliés. Si la télévision montre clairement l’Axe comme agresseur en 1989-1991, les années 1994-1995 ont tendance à oublier pourquoi on en est arrivé là. La BBC semble être dans ce domaine la notable exception. Sans caresser la thèse du complot, on peut simplement se demander si cette attitude n’est pas seulement la conséquence mécanique d’une méthode qui dans l’urgence privilégie la chronologie myope.  

Seconde guerre et libération : un voyage de trente ans dans l’historiographie belge  

La libération est un bon point de vue pour saisir comment  la télévision belge francophone envisage la seconde guerre mondiale avec essentiellement ses préoccupations propres mais aussi dans une certaine mesure, à travers la représentation des productions françaises qui nous arrivent par la télédistribution et les productions britanniques traduites et adaptées. 

Avant d’aller plus loin, un petit survol des grands programmes de la RTB est nécessaire car la télévision va développer chez nous une histoire propre de la libération prouvant qu’il existe une vie après Paris. En 1964-1965, la télévision toute occupée au Journal de la Grande guerre se met au service minimum des commémorations même si elle coproduit avec la télévision américaine un programme sur la Bataille des Ardennes. En 1969 par contre, L’entre-deux guerres puis Vingt-cinq ans après lancent les montages classiques sur le conflit alors qu’avec les Grands dossiers et les Télé mémoires l’ombre de la Question royale plane sur l’historiographie télévisée. Si la Belgique fait l’impasse sur le trentième anniversaire de la Libération, la seconde guerre en général est toujours bien présente avec les séries Résistance et les monographies de Jacques Cogniaux. Par contre, en 1984, c’est avec 44-84 le retour en force de la libération à la télévision belge entre commémoration du jour J et Noël à Bastogne. La tendance est très nettement à l’émotion et à la mise du civil au centre de la guerre. Dans un climat général de commémoration entre 1989 et 1995, Jours de guerre et ses dérivés devient la quintessence du programme historique commémoratif et atteint des proportions paroxysmiques avec Jours de libération. Malheureusement, Plan Magellan, économie et transformation des référents historiques de la Belgique francophone entraînent  dans un premier temps la systématisation de la récupération des restes puis l’abandon d’une histoire « de chez nous » à une histoire internationale clé sur porte. 

La libération est essentiellement évoquée sur la RTB à l’occasion des anniversaires mais c’est une constante des télévisions qui vivent l’histoire par la célébration. D’autre part, si des évènements importants comme le débarquement ou la libération de Paris ne sont pas ignorés par la télévision belge, influence française oblige, il faut souligner l’importance chez nous de l’après libération de Bruxelles. En effet, les durs combats pour la libération des bouches de l’Escaut, les offensives des armes V sur Anvers qui en reçoit plus que Londres et surtout la Bataille des Ardennes qui va saigner le sud-est du pays, allongent notablement cette notion de « libération » au moins jusqu’en janvier 1945.  

Pour les pays étudiés ici, à l’évidente exception de l’Allemagne, on peut célébrer cette année des événements dont il est agréable à plus d’un titre de se rappeler car même s’ils furent douloureux, ils aboutirent à  la victoire. Les opérations militaires en Normandie et en Provence sont très impressionnantes par la force déployée, très visuelle. L’impression d’irrésistibilité de la poussée en avant des armées alliées sorties enfin des bocages normands en août 1944 et la puissance aérienne qui écrase l’Allemagne et les pays occupés sont spectaculaires et donnent de bonnes images d’archives facilement exploitables en télévision. L’action de la résistance et des maquis prend souvent valeur de renaissance nationale consensuelle d’autant que les collaborateurs les plus voyants sont pris ou doivent fuir. Même si c’est modestement, des unités françaises et belges dont les plus célèbres furent celles de Leclerc ou du colonel Piron, participent à l’action tout en étant abondamment filmées. En plus, il reste chez la plupart de ceux qui ont vécu les folles journées accompagnant la libération des milliers de villages traversés par les troupes alliées en France et en Belgique, un souvenir exaltant qui prennent parfois dans leurs expressions télévisuelles une valeur patrimoniale comme le récit d’enfants sur fond d’images d’amateurs qu’en fait la dernière intervenante de l’épisode Libération de la Wallonie et Bruxelles de la série Libération 44/84.  

En Belgique et au Luxembourg, l’épisode de la contre-offensive des Ardennes prend une grande importance, en tout cas beaucoup plus qu’en France. Elle donne l’occasion à l’armée américaine d’écrire par la résistance courageuse de ses soldats une page mythique de son histoire célébrée dans les années cinquante par le cinéma et en 1964 par le documentaire télévisé tandis qu’on oublie souvent les troupes anglaises au nord du front et françaises au sud. Elle est aussi pour les civils belges un dur purgatoire entre deux libérations dont la télévision belge ne s’en fera véritablement l’écho qu’en 1984.  

Télévisuellement parlant, la Libération est aussi un bon sujet car on dispose de beaucoup d’images d’archives d’autant qu’en 1964 encore, un bon nombre de personnalités qui ont pris part au conflit, sont encore vivantes et prêtent parfois leur concours à l’un ou l’autre programme. Ce qui fait dire à pas mal de réalisateurs de la RTB qu’ils croyaient bien en parler pour la dernière fois. La suite va leur donner tort.  

Le vingtième anniversaire de la libération est a priori un bon moment pour célébrer la seconde guerre pour une télévision en pleine possession de ses moyens. Mais notre télévision ne se lance pas dans une vaste production propre sur le second conflit alors qu’elle le fait pour le premier. Les raisons peuvent en être multiples : une prudence exagérée face à un conflit récent, pas encore d’équipe formée et rompue à la recherche d’archives sur cette période, impossibilité de mener de front deux programmes aussi ambitieux, littérature historique encore en gestation ou plus simplement pur hasard car en 1965, débute la série 25 ans après qui ne traite que du second conflit mondial. 

La véritable naissance de la passion de la RTB pour la seconde guerre a lieu en 1969-1970 dans la série Vingt-cinq ans après. Le projet initial, L’Entre-deux-guerres,  prévoyait 18 émissions échelonnées sur trois ans sans périodicité fixe. Les futurs programmes devaient se structurer en trois parties chronologiques du Traité de Versailles à l’arrivée d’Hitler au pouvoir. L’entre deux guerres commence donc début 1969 une brillante carrière. Mais le projet avorte bientôt en raison de réductions budgétaires parallèles à une augmentation des coûts et d’un programme d’austérité touchant la RTB qui lui fait renoncer à de nombreuses émissions. Comme on l’a déjà dit, même si on escamote les années trente et les premières années de la guerre, c’est l’argent  et non une quelconque peur d’étudier un sujet brûlant qui fait avorter le grand projet de poursuivre 14-18. Journal de la Grande guerre dans L’entre-deux guerre et le font remplacer par le moins ambitieux Vingt-cinq ans après consacré à la commémoration des grands évènements de l’année 1944-1945. Malheureusement, cela a une grande importance pour l’histoire télévisée belge qui voit brisée sa continuité logique. Cette série est capitale car, comme nous l’avons vu, elle fixe pour un quart de siècle l’historiographie télévisée francophone belge avec des programmes aux préoccupations nationales, une primauté certaine de l’histoire contemporaine et particulièrement de la seconde guerre, l’abandon d’une orientation trop didactique qui caractérisait certaines émissions historiques antérieures, un mélange de gravité et de spectacle plaisant ancré dans le souvenir des spectateurs, l’outrance dans l’usage de l’anniversaire prétexte, la création du triptyque journaliste–réalisateur– historien référent, l’indépendance très marquée des équipes et des improvisations systématiques mais souvent géniales.  

A partir de ce moment se succèdent des monographies de bonne facture et des séries plus ou moins longues prises en charge par des équipes variées mais tournant autour de Jacques Cogniaux, Alain Nayaert et Philippe Dasnoy : Résistance, Sous l’occupation ou Le cinéma du Dr. Goebbels. Si elles suscitent parfois des polémiques et explorent la Belgique en guerre, elles sont peu innovantes. 

Le trentième anniversaire de la libération ne suscite pas en Belgique, contrairement à la France, de programmes particulièrement remarquables. Par contre, le quarantième anniversaire de la libération et de ses évènements connexes est exceptionnellement bien présent sur toutes les télévisions étudiées ici. Les émissions documentaires qui deviennent souvent au milieu des années quatre-vingts des produits exportables, reproduisent toutes le même schéma chronologique ou commémoratif. La RTBF, télévision d’un pays qui redevient quarante ans plus tôt une zone d’opérations militaires, se fond aussi dans ce moule mais consent pour l’événement un très grand effort avec deux séries exceptionnelles tant par leur conception que par leurs conséquences historiographiques : 44-84 : la libération et 44-84 : La Bataille des Ardennes.  

Quelques soient les épisodes, on insiste dès le départ sur l’importance du côté humain de la libération et des combats postérieurs notamment en usant systématiquement de nombreux documents d’amateurs et surtout des témoignages des petits de la guerre, civils et soldats. Le fait que, contrairement aux programmes étrangers, tout le monde reconnaît les routes, les villages, les noms de chez nous aide aussi au succès de la série. De plus, en 1984 seule la RTBF produit une émission complète sur la bataille des Ardennes, montrant si c’était nécessaire l’importance qu’elle tient dans notre mémoire comme dans celle des américains. 44-84 est le succès historique de l’année pour la chaîne publique, loin devant L’ordre nouveau qui au même moment coupe en quatre les cheveux de la collaboration. Tous les épisodes plaisent beaucoup au public peut-être simplement parce qu’ils sont très visuels, présentent de courtes interviews de témoins et moins de longues interviews de spécialistes. Ils donnent une image moins élitiste de la guerre en préférant le quotidien du civil. Témoin de cet intérêt, le courrier des spectateurs particulièrement abondant tant par le nombre de lettres que par le nombre de feuillets écrits par un public manifestement peu habitué à l’exercice. En fait La Bataille des Ardennes est un choc pour beaucoup, y compris pour les habitants des régions où elle s’est passée quarante ans auparavant. Pour la première fois depuis décembre 1944, c’est l’occasion de parler pour des témoins marqués à vif. L’un d’eux dira par exemple quarante ans après, le « goût amer et âcre » qu’a laissé l’offensive Von Rundstedt dans le sud du pays. L’émotion est ici au cœur de la réalisation et rarement à notre connaissance, une série télévisée n’avait rendu l’histoire aussi proche. Ce qui est plutôt rare pour un documentaire sur la seconde guerre quarante ans après, 44-84 interpelle vigoureusement le spectateur belge en ramenant les souvenirs sombres de décembre 44 – janvier 45 enfouis par le bonheur de la septembre 44.  

Mais c’est, à la grande surprise de beaucoup qui croyaient le conflit vraiment enterré dans les livres d’histoire, le cinquantième anniversaire de la libération qui suscite la production historiographique la plus nombreuse et la plus variée de la télévision belge. Par le direct, les célébrations et les fêtes, les commémorations de la libération et de la bataille des Ardennes sont en 1994-1995, le point paroxysmique de Jours de guerre, la série qui raconte mensuellement depuis 1989 la Belgique et le monde en guerre. 

Jours de guerre se veut la chronique fidèle de la situation quotidienne des Belges durant l’occupation avec des documents d’époque, des témoignages et des reconstitutions. Paradoxalement, si elle ne peut exister sans les célébrations du cinquantenaire, elle n’est pas, à quelques exceptions près, commémorative même si elle suit la chronologie des évènements. Jacques Cogniaux qui est au centre du projet meurt rapidement et une équipe se constitue en réunissant des anciens des programmes historiques et des gens venus essentiellement des programmes d’information. Au fil des années, l’équipe va gonfler jusqu’à atteindre une bonne trentaine de collaborateurs. Chose remarquable, pendant les cinq années du projet, l’équipe reste pour l’essentiel fidèle au plan de départ et à la structure mensuelle. La radio propose un programme hebdomadaire qui met en évidence les archives sonores, les commentaires des grands et petits acteurs de la guerre et le témoignage de Belges sur la vie quotidienne d’un pays en guerre. Le travail fourni est remarquable et les sujets sont souvent plus fouillés que dans l’émission de télévision. Ils sont plus proches encore des préoccupations régionales supposées des auditeurs et sont souvent plus scientifiques. Une fois par mois des historiens répondent aux questions des spectateurs. Enfin, le programmes est plus souple et contrairement à la télévision qui utilise les travaux d’historiens sans les faire apparaître à l’antenne, la radio recourt régulièrement à leurs services tant comme intervenants dans les séquences que comme invités aux débats. On peut donc y chatouiller quelques points  délicats de l’histoire belge, dégonfler quelques canards et être fort proche de l’historiographie du moment par l’évocation explicite des publications.

Même si les choses semblent changer aujourd’hui, la comparaison des méthodes utilisées pour célébrer le cinquantième anniversaire de la libération et des évènements connexes par les chaînes de télévisions reçues en Belgique en 1995 est très intéressante. Si la RTBF préfère un programme structuré et un effort à long terme, quitte à intégrer d’autres projets parallèles, la France va multiplier les émissions prétextes de tous types et souvent d’une bonne qualité comme les retransmissions en direct, les récits, les courtes séries, les documentaires souvent sur des sujets pointus et les fictions. La Grande-Bretagne et dans une moindre mesure l’Allemagne usent de la même méthode mais à une échelle moindre. Par contre, si certains évènements de 1945 comme le V-Day ou la libération des camps en partie à l’origine des valeurs fondatrices de l’Europe contemporaine sont unanimement célébrés, et même si on sait que le contenu des programmes peut rappeler ce qui touche l’autre, il est amusant de constater qu’en gros chacun se moque de l’histoire de ses voisins et célèbre la libération au sens strict avec ses propres habitudes. La France par exemple, envisage le débarquement de Normandie et la libération de son territoire jusqu’à l’overdose mais, à une exception près, ignore superbement les évènements postérieurs. On a l’impression qu’après août 1944 la guerre n’est plus pour les français qu’un long no man’s land jusqu’à la capitulation. S’il est normal que la libération de la Belgique ne suscite pas en France un enthousiasme délirant, la discrétion sur la Bataille des Ardennes est moins opportune car les troupes françaises livreront dans l’est du pays de durs combats durant l’hiver 1944-1945. Il est aussi étonnant que la BBC, qui a bien évidemment mis le paquet pour le débarquement, ne parle pas de la bataille des Ardennes car ses troupes livrent également de durs combats dans le nord du front. Elle est également très discrète sur la libération de la Belgique alors que ses troupes ont libéré le nord du pays. La télévision belge n’a pas une attitude plus universaliste car, même si Jours de guerre trace un panorama complet du conflit et qu’elle reprend les cérémonies autour du débarquement de Normandie, elle ignore superbement le débarquement de Provence, la libération de la France et de Paris. L’Allemagne, à l’exception de sa participation à Arte, et les Pays-Bas ne fournissent des programmes « libération » que pour le V-Day et pour la libération des camps. Si c’est surprenant pour les Pays-Bas qui connaissent pourtant dans le sud une libération à la belge, il est vrai endeuillée par l’échec d’Arnhem et par la famine de l’hiver 44-45, c’est plus compréhensible pour l’Allemagne. En effet, il ne doit pas être facile pour le spectateur allemand âgé, de passer les quelques mois de juin 1994 à mai 1995. Pourtant, à l’exception des programmes commémoratifs, on ne parle du conflit que par l’intermédiaire de l’évocation de la résistance allemande et des persécutions d’opposants. La WDR, chaîne régionale allemande des länder frontière avec la Belgique, se permet même une petite coquinerie que nous imaginons fortuite. Elle propose la série La Minorité germanophone de Belgique sur l’histoire des cantons de l’est, fort opportunément programmée au moment où le pays fête sa libération. 

L’évocation du soixantième anniversaire de la libération fait piètre figure par rapport aux deux décennies précédentes. En effet, si les cérémonies commémoratives du débarquement et de la bataille des Ardennes sont toujours diffusées, avec un net retour de la chaîne privée, les programmes documentaires propres sont rares. Pas grand-chose pour la libération à part la récupération par Les Années belges des vieilles séquences de Jours de guerre. On sent bien une lente désaffection pour un genre qui semble, malgré les dénégations farouches, quelque peu à bout de souffle sur la télévision belge. Malheureusement, la conclusion de Jours de guerre semble aussi correspondre chez nous à la fin d’une époque. Même si l’émission mensuelle Les Années belges reprend le flambeau de l’histoire nationale à la RTBF pendant un peu moins de dix ans, qu’une case spécifique à l’histoire trouve sa place sur la deuxième chaîne et que l’émission Archive puis Zoom arrière s’intéresse enfin systématiquement au patrimoine de la télévision belge, les équipes histoire et les budgets semblent fondre tandis qu’on préfère l’achat de produits clés sur porte.  

Dans un étrange retour aux sources qui rappelle parfois les années 50 où la télévision belge dépendait beaucoup de ses voisins, il semble qu’une RTBF impécunieuse détruite par le plan Magellan, préfère l’achat économique de programmes étrangers à une équipe histoire au dessus de ses moyens, quitte à abandonner la spécificité historique du pays. Cette déliquescence est mal admise par les historiens belges qui collaborent souvent à ces programmes historiques télévisés à tel point que sept d’entre eux, représentant toutes les universités belges, écrivent même en 2004 dans La Libre Belgique, un article dénonçant cette situation. Curieusement, il semble bien que le problème de l’histoire à la télévision belge ne soit plus ici un choix rédactionnel d’une direction ou de journalistes mais bien un reflet du malaise que vit la Belgique contemporaine entre tendance fédéraliste européenne et confédéralisme interne.  

 

L’anniversaire, un sujet singulier 

Si la télévision belge francophone ne puise pas tous ses sujets dans la célébration des anniversaires, ils en sont une puissante source d’inspiration. Environ 11 % des programmes historiques font une référence explicite à un anniversaire et beaucoup plus s’en inspirent. Médias du spectacle par essence, la télévision est friande des dates et surtout des durées symboliques. Plus encore qu’un évènement, c’est le temps passé qui inspire. Tous les intervalles sont bons, de quelques mois dans les rétrospectives de fin d’année des journaux télévisés au centenaire pour l’histoire contemporaine et ses multiples grands personnages.  

La logique de cette forme de travail est très claire : universalité, unanimisme et facilité. Un programme anniversaire est par essence universel puisqu’il fait référence à un événement clairement reconnu par tous, même si à partir des années septante pour les programmes classiques de la RTB et dans les années quatre-vingts pour les émissions polémiques, on rappelle souvent des évènements mineurs ou ignorés, ce qui leur fait parfois prendre une épaisseur inattendue. Le programme anniversaire est aussi très souvent unanimiste. Il regroupe autour de lui de nombreux spectateurs qui s’y retrouvent ou qui se voient confirmer leurs référents culturels. Les rares tensions que nous avons étudiées dans le corpus sont d’ailleurs souvent issues de l’inadéquation entre la vision vieillie, voire archaïque de l’histoire qu’ont les spectateurs plus âgés et celle de la télévision plus moderne, voire historiographiquement plus proche des préoccupations des chercheurs. Nous pensons également que le choix du prétexte anniversaire procède aussi de causes plus prosaïques. Un auteur à la recherche de sujet adaptable à la télévision y trouve de quoi réaliser des monographies simples à appréhender et à mettre en image. C’est presque la règle des trois unités appliquée à l’histoire. Il y trouve aussi la presque certitude d’un programme bien accueilli et la constatation est encore valable aujourd’hui, même dans un contexte de concurrence exacerbée. 

Mais lorsqu’on parle de programmes anniversaires, on doit distinguer quatre catégories formelles d’émissions  "anniversaire" à caractère historique. Les émissions régulières sous forme de magazines qui, semaines après semaines, diffusent des actualités du passé aux dates  E "anniversaire" précises. Les émissions régulières sous forme de magazine qui diffusent une émission élaborée en prenant un anniversaire E "anniversaire"  pour prétexte, même si la date n’est pas précise au jour près. Les courtes séries exceptionnelles consacrées à un personnage à l’occasion d’un anniversaire qui le touche ou à un événement du passé. Les émissions ponctuelles, commémoratives sur un personnage ou un événement du passé et ne s’intégrant pas dans une série plus large. 

Ces catégories ne sont pas à la mode télévisuelle au même moment. Les années cinquante et le début des années soixante semblent privilégier la simple diffusion d’actualités et les émissions isolées commémorant un événement. Les années soixante-cinq – quatre-vingts voient la naissance et le développement de plus en plus net de séries anniversaires plus longues, élaborées, mêlant documents, interviews et commentaires. Alors que la croissance générale est très nette dans les années quatre-vingts, les émissions anniversaires individuelles sont en net recul. 

Pour la forme, elles prennent trois apparences principales. D’abord les commémorations au sens strict, essentiellement des reportages en direct. Reprenant souvent des inaugurations de monuments (la statue du Roi Albert à Bruxelles et Namur, le monument de la résistance à Liège, le musée de la déportation à Berlin), des cérémonies patriotiques (du 11 novembre aux plages du débarquement) ou des réjouissances plus ou moins populaires (du 21 juillet au Cent-cinquantenaire), elles connaissent une éclipse partielle de la fin des années soixante au début des années quatre-vingts pour reprendre essentiellement à partir du quarantième anniversaire de la fin de la seconde guerre. Elles peuvent parfois prendre une forme édulcorée dans des programmes plus élaborés, où ces reportages servent de fil rouge à une étude sur l’histoire de l’événement lui-même ou de sa mémoire. Les monographies constituent l’essentiel des émissions anniversaires mais aussi les plus créatives. Elles constituent avec les trois grandes séries jubilé (Journal de la grande guerre, Vingt-cinq ans après, Jours de guerre) l’épine dorsale de l’histoire sur la RTB. Mais c’est sans doute plus un hasard qu’une volonté historiographique consciente. En effet, comme nous l’avons vu, après l’heureuse improvisation du Journal de la Grande guerre,  les thèmes et la forme des programmes historiques sont définis par la Conférence professionnelle de 1967 qui ne dit mot de l’éventuelle préférence pour les dates symboliques. Enfin, il ne faut pas oublier le nombre très important de pastilles du journal télévisé qui rappellent, parfois longuement, les anniversaires passés. Si elles restent classiques jusqu’au milieu des années 80, elles prennent parfois des saveurs étranges en devenant des instruments d’explication ou de justification de l’actualité, parfois avec un arrière plan politique presque partisan. 

Au delà de cette simple description, on peut se demander pourquoi ce type de programmes rencontrent un tel succès auprès des producteurs mais surtout pourquoi ils rencontrent aussi un public prompt à se joindre à l’événement. 

D’abord, il est évident comme on l’a vu plus haut, qu’une émission historique a toujours un succès assuré si elle fait appel à la nostalgie et à l’émotion. L’émotion, au cœur des meilleurs programmes de la RTB,  est un peu en dehors de notre propos immédiat car elle est intemporelle au contraire de la nostalgie qui l’est profondément. La nostalgie qui fait oublier les douleurs pour ne retenir que les bonheurs est un moteur essentiel de l’anniversarité télévisée. Lorsque Jo Gérard raconte la Belgique de papa à l’occasion du cent-cinquantenaire ou lorsqu’on célèbre le soixantième anniversaire du roi Baudouin, ce n’est pas l’histoire de Belgique ou de la monarchie qui est au cœur du succès mais le regret du passé. Ce phénomène, très souvent à la source des programmes commémoratifs, ne leur est pas exclusif car on le retrouve parfois également dans les émissions patrimoniales comme Inédits. Même si émotion et nostalgie ne sont pas histoire, on a ici l’une des clés du succès des anniversaires télévisés. Se rappeler par la télévision a certainement d’autres fonctions, mais elle permet de se rassurer sur les changements d’un monde qu’on maîtrise mal, en faisant durer ou en faisant sien d’un monde disparu. Le phénomène atteint sa perfection à l’occasion du cinquantenaire de la deuxième-guerre et particulièrement de la libération. Alors que le pays est en voie de confédération et que les générations concernées par la guerre n’ont plus d’influence socio-politiques importantes, la RTB se précipite entre juin et décembre 1994 dans un nombre jamais vu jusqu’alors de programmes anniversaires, souvent en direct, où ces générations sont en vedette. Historiographiquement parlant, le contraste est encore plus marqué puisque après, le rideau tombe. 

L’anniversaire télévisé est parfois l’occasion de mettre en avant des revendications politiques et sociales ou de créer une image qui n’était pas nécessairement présente à l’origine comme nous l’avons vu plus haut dans le cas de la catastrophe du Bois du Cazier. 

Une autre explication peut-être trouvée dans le champ scolaire. La télévision historique belge qui a longtemps comblé les lacunes chronologiques de l’enseignement secondaire, va produire lorsque le média est installé des souvenirs collectifs du même type que ceux qui produisait l’histoire scolaire traditionnelle des manuels. La télévision historique peut combler deux vides chez les tenants d’une histoire simple, voire simpliste mais qui a comme principal objet la création d’un sentiment d’appartenance : l’absence d’une histoire unificatrice contemporaine nationale et la faiblesse des référents chronologiques à partir des réformes des années septante. De plus, comme longtemps les programmes historiques de la RTB ont été conçus par des journalistes, ils prennent souvent les chemins de l’information et donc enseignent aux adultes les bouleversements des quatre décennies antérieures ou plus simplement les mutations de la Belgique fédéralisée. 

Enfin, dès le début des années soixante, la télévision se pose comme successeur des traditionnelles cérémonies devant les nombreux monuments, statues et plaques commémoratives des deux guerres. On ne parle pas ici des retransmissions plus ou moins en direct des cérémonies évocatoires mais bien de la fonction mémorielle de celles-ci. Lorsque Jacques Cogniaux propose Résistance, Des Belges dans la guerre ou Un Port pour la victoire, il ne fait pas autre chose que mettre en avant le courage et parfois le sacrifice de Belges qui ont servi leur patrie comme le faisait jadis le petit patrimoine monumental patriotique.  

C’est la même fonction, mais avec des moyens différents, qu’assurent les associations patriotiques. Celles-ci ont d’ailleurs une attitude fort ambiguë face à la télévision. Pourtant fort prompte à s’y montrer, elles n’admettent pas que leur vision de l’histoire contemporaine souvent fort archaïque voire réactionnaire, soi mise à l’épreuve d’analyses démystificatrices. L’essentiel de leurs réactions aux programmes historiques de la RTB, parfois d’une agressivité à première vue disproportionnée, vient essentiellement de là. C’est vrai pour les tensions autour du Journal de la Grande guerre et de Sous l’occupation, mais c’est encore plus éclatant dans la guerre que les associations patriotiques mènent à L’Ordre nouveau. Ce n’est nullement la valeur historique ou les arrières pensées politiques de l’auteur qui sont en cause mais bien l’image désacralisée de l’ancien qui apparaît en arrière-plan. L’ancien ne peut accepter de voir se fissurer une image monolithique incontestée, par les petites compromissions de la vie quotidienne ou par les fautes de certains d’entre eux.  

Pourtant à y regarder de plus près, leur image ou plus généralement l’image traditionnelle patriotique de la guerre est depuis longtemps sapée par les journalistes de la RTB qui s’intéressent à l’histoire contemporaine. Enfants terribles et frondeurs de la télévision, à la personnalité bien affirmée et en perpétuelle rébellion, d’ailleurs sans grand risque, ils vont souvent suivre les tendances pacifistes et antimilitaristes de leur époque. Après avoir joyeusement désacralisé la première guerre dans les années soixante, ils reconstruisent une image de la seconde guerre différente de celle qu’attendent les anciens et qu’ils ont construites depuis un quart de siècle.  

Mais fondamentalement, c’est de nouveau dans le temps et dans le conflit entre générations qu’on peut trouver l’explication la plus certaine de cette attitude. Génération dirigeante jusqu’aux septante pour les plus jeunes, les anciens sont contestés par leurs enfants qui les poussent, avec leurs valeurs, vers la retraite. Cantonnés dans un rôle représentatif sans beaucoup d’influence, ils vont alors rabâcher leur rancœur, en général contre une télévision dont ils ne reconnaissent plus les valeurs et en particulier contre des programmes historiques qui ne les met plus en valeur.

                                                                          

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En conclusion, la RTB engendre dans les années soixante – quatre-vingts une école belge du documentaire historique coincée entre une influence française indéniable mais assez mineure, une influence anglaise fort grande et des préoccupations nationales issues de la tradition belge du documentaire historique et social.

Humainement parlant, le documentaire historique se développe bien à la RTB, car il est à la conjonction des centres d’intérêts de trois groupes : des réalisateurs angoissés qui trouvent une niche leur permettant de travailler presque seuls dans des projets stables, des journalistes indolents souvent promis à une belle carrière administrative qui préfèrent des émissions tranquilles aux rythmes de l’actualité et des historiens souvent jeunes mais ambitieux qui trouvent à la télévision l’occasion de faire connaître leurs travaux sur des sujets innovateurs à l’époque. Les relations entre ces trois groupes sont souvent très bonnes car chacun y trouve un intérêt : reconnaissance, promesse de carrière ou simplement opportunité de travailler dans des branches inexplorées de l’histoire.

Malheureusement, l’histoire télévisée n’est souvent que le reflet des modes historiographiques ou politiques de la société en général. L’histoire télévisée ne change pas grand chose à l’historiographie classique sauf en permettant de défricher une voie pour l’étude de quelques tabous nationaux, essentiellement autour de la seconde guerre.

Au contraire des fictions, son influence sur le spectateur est relativement limitée en raison d’un taux d’écoute très faible. A l’exception de L’Ordre nouveau, les programmes vedettes qui marchent le mieux atteignent à peine l’audience d’une petite dramatique et sont nettement en deçà des scores obtenus par le sport, le Journal télévisé ou les films de divertissement. Est-il besoin de préciser que quand ces derniers servent de prétexte à un débat historique immédiatement après leur diffusion, la plupart des téléspectateurs « zappent » aussi allègrement ce débat qu’ils l’auraient fait pour un documentaire. Les rapports sur les taux d’écoute sont à cet égard édifiants.

En privilégiant les dates et les anniversaires symboliques, la télévision belge francophone va construire pendant quatre décennies une image consensuelle de l’histoire belge en reprenant à son compte, les habitudes de l’historiographie populaire à laquelle elle succède. Elle prend également la place de l’école et des piliers traditionnels dans la construction d’une image nouvelle de l’histoire du pays. Enfin, en sus d’accompagner les mutations institutionnelles que connaît la Belgique de l’après-guerre, elle est le reflet des transformations de la mémoire des conflits, simple reflet de la succession des générations.