Rcension Revue Belge d'histoire contemporaine ...


Recension dans la Revue belge d'histoire contemporaine de la thèse J. GREGOIRE,
Etude de l’histoire à la télévision dans ses rapports avec l’historiographie, la pédagogie et la culture populaire, spécialement en Belgique (1953-1995). Complicité et dissension d’un couple à la culture disparate, Thèse présentée à l'université de Liège pour l'obtention d'un doctorat en philosophie et lettres (orientation histoire) le 31 mai 2007


Attention, le contenu de ces textes représente la situation au moment de la rédaction.


DOCTORALE PROEFSCHRIFTEN | THÈSES DE DOCTORAT

 

J. GRÉGOIRE, Étude de l'histoire à la télévision dans ses rapports avec l'historiographie, la pédagogie et la culture populaire, spécialement en Belgique (19531995). Complicité et dissension d'un couple à la culture disparate, Université de Liège, promoteur : Prof. Dr. F. Balace

 

À la croisée de diverses sciences humaines, la télévision est certainement le média qui révèle le mieux une société. A ce titre, la télévision en Belgique est un parfait reflet de la vie de notre pays. Elle va accompagner les Belges dans toutes les mutations de l'après-guerre. Fille de la société de consommation, elle dresse un portrait reproductible de "l'homme du vingtième siècle" comme on l'a montré à l'exposition universelle de Bruxelles où justement elle apprend son métier. Fille d'une Europe coloniale languissante, elle va suivre les soubresauts de la décolonisation et servir d'amplificateur à la mise en cause de l'homme occidental et de son modèle de développement. Fille de la "Belgique de papa", elle a parfois précédé les mutations institutionnelles du pays qu'elle a expliqué à son public tout en faisant une place de plus en plus grande au fait régional. Fille d'un "petit pays provincial", ses envoyés spéciaux brillants lui ont ouvert une fenêtre sur l'Europe et le monde. Fille d'une "société du travail", elle a conduit son public vers la société des loisirs. Fille d'une volonté éducative quelque peu élitiste reflet des années cinquante, elle a rapidement proposé des divertissements "formatés TV" qui plaisent au public des années soixante. Fille d'un pays industriel, elle a commencé par célébrer son triomphe pour ensuite accompagner les Belges et particulièrement les Wallons dans l'explication de leur déclin économique. Fille d'un pays à la morale et aux valeurs conservatrices, elle a montré à longueur d'antenne les changements de notre mode de vie et a certainement accéléré l'évolution des mœurs vers la société éclatée contemporaine.

Mais, si cette situation est certainement la destinée commune de toutes les télévisions européennes, une série de circonstances vont amplifier chez nous les changements et faire de la télévision belge, spécialement du côté francophone, un objet d'étude particulièrement original.

D'abord, la télévision devient très rapidement le média dominant comme l'ont très bien compris les journaux belges, qui ont souvent pour elle une attitude ambiguë entre fascination et réel dédain. Les élites auront d'ailleurs souvent la même conduite même si la part des programmes qui leur sont spécifiquement destinés est importante particulièrement en histoire. Ensuite, le ton utilisé par les journalistes et présentateurs de la télévision francophone tranche nettement par rapport aux habitudes du temps. Il est vrai qu’ils seront aidés par des événements nationaux plus ou moins heureux qui permettent dès le départ une démonstration de la force évocatrice et de l'immédiateté de la télévision, bien supérieure à celle de la presse ou de la radio. De plus, une industrie efficace et un niveau de vie élevé permettent au début des années soixante une percée foudroyante des téléviseurs dans l'immense majorité des foyers tandis que l'exiguïté du territoire facilite le câblage généralisé dès la fin de la décennie. Média qui se développe d'abord à l'ombre de la radio, elle va gagner très rapidement une large autonomie, aidée par un cadre juridique favorable et des serviteurs d'une grande qualité. Enfin, et c'est certainement le plus important, ce sont les simples contraintes géographiques et sociales, qu'on ne retrouve qu'en Suisse et dans une moindre mesure au grand-duché, qui expliquent pour une large part la spécificité du "paysage audiovisuel belge", où les productions télévisées des voisins ont souvent plus d'influence que les productions propres. Le pays est à la frontière de deux bassins linguistiques mais, si la tradition de l'influence anglo-saxonne chez les élites touche également les acteurs essentiels de l'histoire télévisée, la fascination surtout du côté francophone pour "ce qui se passe à Paris" et la tendance centrifuge du pays ne facilitent pas la poursuite d'une tradition culturelle commune face à un voisin à la langue et la culture impériales.

Pourtant, des années soixante à quatre-vingt, la RTB engendre une école du documentaire historique coincée entre une influence française indéniable mais assez mineure, une influence anglaise fort grande et des préoccupations nationales issues de la tradition belge du documentaire historique et social.

Si chez nous, par l'habitude de la concertation et du compromis, l'histoire télévisée est peu objet de polémiques, l'historiographique et le système scolaire expliquent pourquoi la période contemporaine inspire la majorité des émissions historiques. Quand triomphe la télévision au début des années soixante, l'histoire enseignée à l'école reste traditionnelle et ignore en grande partie le vingtième siècle. De plus, le temps passé depuis la deuxième guerre permet une évolution dans le regard porté sur le conflit. D'un traumatisme encore douloureux, il devient petit à petit objet d'intérêt au goût parfois saumâtre pour les acteurs, mais surtout un grand questionnement pour leurs enfants. La télévision historique comble à la fois un vide laissé béant par l'enseignement et explique aux témoins ce qu'ils ont vécu. Elle est aidée en cela par deux générations d'historiens très à l'aise dans les médias, la première qui a vécu le conflit en tant qu'adultes, la deuxième qui en fait sa principale source d'inspiration. L'école belge du documentaire historique télévisé est née de la rencontre entre ces historiens et des journalistes de la même génération.

Reste la question de la forme et du fond. Beaucoup d'ouvrages et d'études, surtout français, envisagent brillamment l'histoire télévisée par ce biais. Pourtant, nous n'avons pas privilégié cette piste car très rapidement la télévision belge produit toutes les formes de l'histoire télévisée, de la dramatique au montage. La situation du pays au carrefour des télévisions voisines renforce encore la variété des formes historiques télévisées. Finalement, le choix de la forme dépend plus chez nous de contingences techniques et financières que de contraintes historiographiques ou politiques. Si la Belgique a engendré une école documentaire historique spécifique, c'est aussi parce que notre télévision impécunieuse n'a pu se payer bien longtemps des dramatiques de prestige.

Face à la multiplicité des formes que prend l'histoire télévisée française, la RTB développe donc sa spécialité du "documentaire historique à la belge". En 1964, 14-18. Le Journal de la Grande guerre lance, pour trente ans, l'habitude de la production d'émissions historiques de prestige, tout en validant l'habitude d'user et d'abuser des prétextes anniversaires. On assiste aussi ici à la création d'un véritable pool historique efficace et organisé tel que celui mis en place au même moment par la BBC. Malheureusement, comme pour Jours de guerre plus tard, il ne sera pas exploité à la hauteur de ses capacités après la clôture de la série. Jusqu'en 1989, il n'y a plus d'équipe histoire réellement structurée, même si des individualités brillantes reprennent la tâche. Par contre, 14-18 permet à la RTB de s'interroger sur le sens qu'elle veut donner à l'histoire télévisée et surtout de dresser un cahier des charges pour les futurs programmes : nécessité d'établir un équilibre entre raisonnement historique et exigence du spectacle télévisé, nécessité de soigner l'insertion judicieuse des documents et des faits historiques dans une trame dramatique, nécessité de collaborer avec les historiens, interrogation sur la fonction du journaliste/présentateur désigné comme médiateur entre le document et le spectateur. Même si, aujourd'hui encore, on ne sait pas répondre à la simple question de savoir qui doit avoir le dernier mot dans la réalisation d'une émission historique à la télévision (l'historien et la rigueur de sa méthode ou le réalisateur qui doit faire un spectacle qui plaît), la série consacre la collaboration avec les historiens professionnels, non seulement pour la collecte de la documentation générale, le dépouillement et la recherche de première main mais également en ce qui concerne la réalisation des interviews de nombreux témoins.

Paradoxalement, le triomphe de la série sur la Première Guerre signe également la quasi disparition de la période à la RTB. C'est la Seconde Guerre qui est au centre des préoccupations historiques de la chaîne dans les années 1969-1995, de Vingt-cinq ans après à Jours de guerre. Cette mutation de l'historiographie télévisée belge est d'ailleurs parallèle à la mutation que connaît l'historiographie générale.

Humainement parlant, le documentaire historique se développe bien à la RTB, car il est à la conjonction des centres d'intérêts de trois groupes : des réalisateurs qui trouvent une niche leur permettant de travailler presque seuls dans des projets stables, des journalistes qui préfèrent des émissions tranquilles aux rythmes de l'actualité et des historiens souvent jeunes mais ambitieux qui trouvent à la télévision l'occasion de faire connaître leurs travaux sur des sujets novateurs à l'époque. Les relations entre ces trois groupes sont souvent très bonnes car chacun y trouve un intérêt : reconnaissance, promesse de carrière ou simplement opportunité de travailler dans des branches inexplorées de l'histoire.

Au contraire des fictions, l'influence du documentaire historique sur le spectateur est relativement limitée en raison d'un taux d'écoute très faible. A l'exception des premiers épisodes de L'Ordre nouveau, adaptation de la BRT, les programmes vedettes qui marchent le mieux atteignent à peine l'audience d'une petite dramatique et sont nettement en deçà des scores obtenus par le sport, le Journal télévisé ou les films de divertissement. Les rapports sur les taux d'écoute sont à cet égard édifiants.

Si la télévision belge francophone est au centre de cette étude, nous avons très vite élargi notre champ de recherches. Géographiquement parlant, nous avons intégré toutes les télévisions qu'ont pu voir les spectateurs belges, quelque soient leurs moyens de captation. D'abord les chaînes uniques françaises, hollandaises et allemandes, puis les télévisions belges francophones et néerlandophones, enfin la télévision luxembourgeoise. Rapidement, les chaînes vont se multiplier, d'abord par la mitose des télévisions initiales puis par les progrès techniques qui permettent l'arrivée de programmes plus "exotiques" ou vraiment régionaux par le biais du câble puis du satellite. Chronologiquement parlant, nous avons étudié ces émetteurs dès leur création ou pour la France et l'Allemagne depuis leur renaissance après-guerre. Enfin pour la définition du programme historique, nous avons opté pour la simplicité en sélectionnant toutes émissions au regard rétrospectif qu'elles soient documentaires, tenantes de l'information ou fictionnelles.

Sans surprise, c'est l'élaboration d'un inventaire exhaustif des émissions historiques diffusées dans les cadres précédemment définis qui a constitué la première étape du travail. Nous avons choisi le Télémoustique comme hebdomadaire de référence car il fut dès l'avant-guerre le reflet de la radio de son temps et a repris cette habitude dès l'arrivée de la télévision. C'est aussi le seul magazine qui fournit uniformément les meilleurs programmes de télévision et cela sur toute la période de notre étude. Il fut bien sûr complété par de nombreux autres dépouillements reflétant le "fait télévisé" belge.

Mais au-delà du travail classique de l'historien, nous avons été aidés par les circonstances et la chronologie. En effet, notre travail s'est déroulé sur une période charnière à la fois pour la télévision, les témoins et les institutions dépendantes qui subissent d'importantes mutations comme la fusion des groupes de presse, la clôture des grands projets historiques à la télévision, la banalisation du média, les départs massifs à la retraite des "grands anciens" ou l'abandon plus ou moins assumé de ses traditions par une télévision publique qui lorgne vers les recettes jusque là réservées aux télévisions privées.

Bref, nous avons pu bénéficier d'archives homogènes utilisées pour peu de temps encore par leurs créateurs mais qui n'ont pas encore été dispersées par le temps ou les restructurations. Elles étaient non seulement le témoin de l'histoire de la télévision mais aussi de l'histoire populaire et culturelle de la Belgique francophone. Sans être complets, on peut citer par exemple les fichiers papiers "bruts" de la filmothèque de la RTBF, les dossiers de programmes des archives Télémoustique, les archives de Jours de guerre qui avaient elles-mêmes phagocyté les très riches archives Jacques Cogniaux dont les très précieuses "fardes d'émissions", les archives Télévision scolaire, les divers "fonds presse", les diverses bibliothèques personnelles ou spécialisées comme celle de l'Administrateur général. Nos enregistrements audio et vidéo systématiques, accompagnés d'une démarche tenant à l'archéologie audiovisuelle, ont permis également de composer un ensemble de programmes très utiles pour notre étude, d'un accès facile et direct. Il est vrai que nous avons été servis depuis le début des années nonante par la nostalgie qui semble fondre sur la télévision; par l'édition de programmes anciens et par la multiplication des nouvelles chaînes rendant très communes les rediffusions de programmes mythiques d'abord, communs ensuite.

Nos nombreuses rencontres avec les témoins des années héroïques de la télévision belge ont par contre été fort décevantes, essentiellement chez les personnalités majeures qui ressassent souvent une histoire maintes fois racontée auparavant. Par contre, les rencontres avec les personnalités moins exposées ont souvent été plus productives, même si la plupart du temps elles avaient beaucoup oublié. En définitive, ce sont les archives personnelles des interviewés, parfois quantitativement peu nombreuses, qui nous ont été les plus utiles.

Finalement, on peut conclure cette très rapide et incomplète évocation par un constat de carence. En effet, sans même parler des "archives films" qui devraient dépendre un jour d'un vrai INA (Institut national de l'audiovisuel) à la belge, l'accès aux sources éparpillées de notre histoire télévisée se révèle être un parcours du combattant, dépendant souvent du bon vouloir et de la disponibilité du personnel des institutions contactées. Heureusement celle-ci est sans limite et ce travail n'aurait pu exister sans eux.

Pour conclure, en privilégiant les dates et les anniversaires symboliques, la télévision belge francophone va construire pendant quatre décennies une image consensuelle de l'histoire belge en reprenant à son compte les habitudes de l'historiographie populaire à laquelle elle succède. Elle prend également la place de l'école, des commémorations et des piliers traditionnels dans la construction d'une image nouvelle de l'histoire du pays. Finalement, il semble bien que l'histoire télévisée de ce temps, à l’influence relativement limitée sur le spectateur, n'est souvent que le reflet des modes historiographiques et politiques de la société en général. Elle ne change pas grand chose à l'historiographie classique sauf permettre de défricher une voie pour l'étude de quelques tabous nationaux, essentiellement autour de la Seconde Guerre. En plus d'accompagner les mutations institutionnelles que connaît la Belgique de l'après-guerre, elle est le reflet de la mutation de la mémoire des conflits, simple reflet de la succession des générations.

Jocelyn Grégoire

 

BTNG | RBHC, XXXVII, 2007, 1-2

 

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